Dans Annie Colère, à travers la quête de liberté d’une seule femme, la réalisatrice Blandine Lenoir illustre la conquête de la liberté de toutes les femmes et du droit à l’avortement qui reste dangereusement fragile encore aujourd’hui. Elle rend également hommage aux bénévoles du MLAC, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception qui a contribué de manière décisive au changement de la loi sur l’avortement. Annie Colère sort en salles ce 30 novembre.
Qu’est-ce que le MLAC ?
Dans Annie Colère, Annie, ouvrière et mère de deux enfants, se retrouve enceinte accidentellement. Désirant interrompre sa grosses, elle rencontre le MLAC, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Ce mouvement qui pratique les avortements illégaux aux yeux de tous a réellement existé. Des médecins et des féministes, indignés de voir des centaines de femmes mourir chaque année des suites d’un avortement clandestin, l’ont fondé en avril 1973. Le MLAC réclame la diffusion d’une information sexuelle, la liberté de la contraception et de l’avortement. Les membres bénévoles du MLAC font le choix de la désobéissance civile de masse et bafouent ouvertement la loi. Ainsi, dans de nombreuses villes de France, ils pratiquent des avortements grâce à la méthode Karman. Cette méthode consiste à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une canule : c’est indolore, peu coûteux, très simple à appliquer et à enseigner. L’association organise aussi des voyages pour avorter à l’étranger pour celles qui ont dépassé 8 semaines de grossesse. Face à l’ampleur du mouvement, le gouvernement n’a d’autre choix que de faire voter la loi pour la légalisation de l’avortement, dite loi Veil, en 1975. Le MLAC n’aura duré que 18 mois.
La genèse de Annie Colère
Blandine Lenoir a découvert l’existence du MLAC, il y a une dizaine d’années. Elle réalise que cette association a été rendu invisible, contrairement au combat héroïque de Simon Veil. Personne ne parle des militants qui ont poussé le gouvernement à modifier la loi et changé la société. Elle a ensuite vu le documentaire Regarde, elle a les yeux grands ouverts (1982), un travail collectif des membres du MLAC d’Aix-en-Provence et de Yann Le Masson, et Histoires d’A. (1973) de Charles Belmont et Marielle Issartel. Cependant, ces deux films ne racontent pas le fonctionnement du mouvement, ni l’histoire des femmes et de leurs luttes. “L’histoire des mouvements sociaux est globalement peu racontée, mais encore plus quand ils concernent les droits des femmes,” remarque Blandine Lenoir. “Toute mon enfance, j’ai eu l’impression que les femmes étaient les figurantes d’une superproduction, que leur histoire ne comptait pas. Des femmes qui luttent ensemble, ce sont des images que j’ai rarement vues au cinéma ; je n’avais que rarement vu aussi des femmes bienveillantes entre elles… Avec ce film, je veux rendre grâce à ces femmes qui ont lutté pour notre liberté, qu’on se souvienne que les lois s’arrachent de haute lutte ! Je voudrais que le MLAC fasse partie de la mémoire collective.”
Le personnage de Annie Colère
L’autrice-réalisatrice et sa co-scénariste Axelle Ropert se sont basées sur thèse de 800 pages sur le MLAC de Lucile Ruault. La jeune chercheuse a passé cinq ans à rencontrer les médecins et les militantes. “Ce texte a été notre premier matériau,” explique Blandine Lenoir. “Il nous a permis d’embrasser les problématiques de l’époque, comprendre à quel point la méthode Karman était révolutionnaire. Ce qui nous a captivées, c’était tous ces récits de femmes qui racontaient combien leur militantisme au MLAC les avait transformées, comment elles se sentaient capables de tout puisqu’elles avaient pu pratiquer des avortements. Et puis, ce mouvement mélangeait toutes les classes et les catégories sociales, donc cela créait une “classe de femmes”, toutes à égalité dans la lutte – bourgeoises, ouvrières, parisiennes, provinciales.” Les deux femmes ont ensuite transformé les faits historiques en personnages de fiction, dont Annie (Laura Calamy).
Annie devient militante non par théorie politique mais parce qu’elle a vécu un événement intime. Femme ordinaire, elle a l’habitude d’être soumise à une autorité masculine, d’abord celle de son père, puis de son patron, puis de son mari, et elle file doux. “Et tout à coup grâce à cette lutte, elle se découvre une force, une puissance qu’elle ne soupçonnait pas du tout,” raconte la réalisatrice. “Avec elle, on entre dans le collectif, c’est avec elle qu’on découvre la tendresse, le soutien du groupe, l’activisme qui soulage immédiatement la détresse des femmes et qui rompt l’isolement. C’est la conquête de la liberté des femmes, mais aussi de la liberté d’une femme, Annie, qui après une telle expérience est capable d’inventer sa vie.”
Comment tourner des scènes d’avortement ?
Blandine Lenoir a filmé les scènes d’avortement en évitant les clichés glauques et tragiques. “Mon envie était de représenter l’avortement autrement, d’arrêter de stigmatiser les femmes qui avortent,” continue la cinéaste. “Dans Annie Colère, l’avortement est un soulagement, pas un drame. Je voulais absolument montrer la tendresse qui existait pendant ces avortements : comment on se parle, comment on se regarde, comment on se touche dans un moment pareil. Cela a été possible grâce à l’atmosphère que nous avons créée sur le plateau, entre nous, de grande douceur et de bienveillance. Je tenais à ce qu’il n’y ait pas d’images choquantes pour le public car cela n’aurait pas été réaliste. C’était des avortements très propres, il n’y avait pas de sang. Je me suis beaucoup concentrée sur les visages. Je voulais qu’on voie la surprise et le soulagement des femmes d’être enfin considérées, d’être écoutées. Parce que c’était fondamental dans la façon dont étaient pratiqués les avortements par le MLAC. On expliquait aux femmes ce qu’on leur faisait, pour qu’elles ne subissent pas, qu’elles se réapproprient leurs corps. Chaque étape de l’avortement est ainsi un moment d’émancipation et d’éducation.”
Les anciennes militantes du MLAC ont enseigné à Blandine Lenoir très précisément tous les gestes de la méthode Karman. Elle les a ensuite répétés avec les actrices et acteurs afin de pouvoir les reproduire parfaitement pendant le tournage. La cinéaste a mis en scène l’avortement dans toute sa durée, sous une lumière douce. Sur le plateau, les comédiennes se sont très bien entendues, donnant une ambiance de sororité. “Il y a beaucoup de femmes qui venaient pour une seule scène, et c’est difficile, surtout quand tu te retrouves à moitié nue, les jambes écartées,” souligne la réalisatrice. “Mais il y avait une bienveillance, un encouragement général qui était magnifique. Il y a six avortements dans le film. Afin d’éviter que cela soit répétitif, il fallait qu’on rencontre vraiment ces femmes comme des vrais personnages, même si elles n’étaient à l’écran que 20 secondes. Chaque femme est un cas particulier, chacune a sa raison de faire appel au MLAC.”
Blandine Colère
Le nom de l’héroïne principale du film “est la colère que portent mes personnages, leur colère sourde face à l’injustice, la colère qui amène à l’engagement et à la désobéissance civile totale,” affirme Blandine Lenoir. “Et puis c’est ma colère à moi. Le MLAC militait pour le droit à l’avortement, mais aussi pour l’éducation à la sexualité. Finalement, avec la loi Veil, il ne reste plus que l’aspect médico-juridique. L’objectif féministe de la prise en main des femmes de leurs corps a échoué. Le cadre convivial, la transmission des savoirs, le climat d’égalité et de tendresse, l’éducation… tout cela a disparu. Je suis en colère contre les gynécologues qui donnent des contraceptifs aux femmes sans leur parler de leurs corps. Je suis en colère de voir qu’on demande toujours aux femmes de “faire silence”, d’être discrètes sur leurs règles, leurs fausses couches, leurs avortements.
Et je suis en colère contre l’Etat par rapport à la loi de 1974 sur l’éducation sexuelle. Chaque élève en France est censé recevoir trois séances d’une heure et demie par an, du CP à la terminale. Ce n’est toujours pas appliqué et donc cela reste un énorme échec. Je suis en colère de l’accueil réservé aux femmes qui souhaitent avorter. De nos jours, l’avortement est très médicalisé (prise de sang, échographie…), ce qui rend le parcours complexe et très long. Alors que le MLAC le répétait : c’est un geste simple, être enceinte n’est pas une maladie. Or aujourd’hui encore, on en parle comme d’un événement forcément traumatisant. Et la façon dont cela se passe y est pour beaucoup dans les répercussions dans le souvenir des femmes. C’est un événement qui traverse une femme sur trois en France. Ce sont les mêmes femmes qui accouchent, qui font des fausses couches ! On ne devrait pas stigmatiser celles qui avortent.”
Crédit photos : © Diaphana