Guillaume Nicloux enferme hommes, femmes et enfants dans un immeuble sans issue afin de mieux les confronter à toutes les peurs et violences contemporaines. Et il s’en donne à cœur joie pour faire ressortir ce que la nature humaine a de plus noir. La tour sort en salles ce 8 février.

Angèle Mac dans La tour

Angèle Mac

Guillaume Nicloux

Réalisateur, scénariste et romancier, Guillaume Nicloux a connu ses premiers émois de cinéphile avec le fantastique. Si ce genre est souvent présent dans son œuvre plus ou moins subtilement, La tour est cependant sa première incursion dans le domaine de l’horreur. Le cinéaste s’est fait connaître au cinéma en 1990 avec son premier long métrage, Les enfants volants. Il navigue depuis entre le cinéma expérimental, les films noirs et des projets plus introspectifs. Ses titres les plus connus sont Le Poulpe (1998), Cette femme-là (2003), Le concile de pierre (2006), La clef (2007), La religieuse (2013), L’enlèvement de Michel Houellebecq (2014) ou encore Les confins du monde (2018) avec son acteur fétiche, Gérard Depardieu, et celui qu’il appelait son “fils de cinéma”, le regretté Gaspard Ulliel. Ce dernier tenait le rôle principal de la minisérie fantastique de Guillaume Nicloux, Il était une seconde fois.

Enfant, vous lisiez notre magazine.

Guillaume Nicloux, réalisateur de La tour

Guillaume Nicloux

Guillaume Nicloux : Oui. Mon père était passionné de cinéma et de littérature. J’ai donc baigné très tôt dans cette exploration complètement hallucinée pour un gamin de 8 ans. Mon père avait tous les premiers exemplaires de L’Ecran fantastique. Je me rappelle du rat géant en couverture. Le cinéma fantastique est le déclencheur. Ce sont mes premiers fantasmes cinéphiliques. Après j’ai été cloué, crucifié au Festival du film fantastique où je voyais trois films d’affilée. Je découvrais des trucs complètement fous dans une dimension qui n’a plus rien à voir avec Le cinéma de minuit et les Tod Browning avec Lon Chaney.

Là, c’est boum ! C’est Pique-nique à Hanging Rock. De très gros chocs. C’est d’ailleurs ces chocs-là qui durent dans le temps. C’est Zardoz avec mon père quand j’ai 10 ans. Je n’y comprends rien mais tout s’impressionne, tout s’incruste. Ça ne partira plus jamais, c’est là, c’est sous la peau. C’est Bambi, c’est des animaux qui parlent. C’est un mélange. Un journaliste m’a fait remarquer la présence continuelle du fantastique ou de l’étrange dans mes films. Je ne rationnalise pas forcément ces choses-là. Je ne porte pas un regard sur mes films, je ne me retourne pas tellement. Toutefois,  c’est frappant. Le fantastique est là tout le temps.

Plus le fantastique que l’horreur.

Oui. La tour est l’intrusion dans un code de film d’horreur. Dans un film d’horreur, il se passe des choses horribles. J’espère que je diffuse quelque chose d’affreux. C’est un climat, une angoisse malaisante. Quelque chose qui nous fait passer un sale quart d’heure.

Hatik dans La tour

Hatik

D’où vient cette idée de huis clos dans une tour d’où personne ne peut sortir ? On pense tout de suite au confinement avec la Covid en 2020.

Il y a presque une logique. Le concept est né après la découverte du Vantablack, ce matériau particulier qui absorbe la totalité de la lumière. D’un seul coup, il me rappelle à ma peur infantile qui est celle du noir, du néant, de l’extinction. Qu’y a-t-il après la finitude des choses ? Et puis le confinement arrive et je me rends compte que c’est le meilleur moment pour écrire ce type de film. Naturellement il s’impose tout seul. La tour répond également à la fin d’un cycle que je clos avec Gérard Depardieu avec qui j’ai tourné quatre films en cinq ans, à la découverte d’un nouveau fils de cinéma qui est Gaspar Ulliel avec qui je commençais à tisser plusieurs projets, dont la série “Il était une seconde fois”.

Et puis, d’un seul coup, je réalise ce documentaire, Les rois de l’arnaque, qui me déconnecte complètement. Je mets de la fiction dans le documentaire alors que je mets du documentaire dans la fiction avec mes projets avec Michel Houellebecq et Gérard Depardieu. Et puis arrive ce film, La tour, avec des acteurs inconnus où j’essaye de retrouver une forme de fraîcheur… Non, ce n’est pas le bon terme…

Créer l’inconfort chez le spectateur

Vous vouliez sortir de votre zone de confort.

Oui, voilà, ma zone de confort. C’est comme si je remettais les compteurs à zéro, comme si je clôturais un cycle avec un retour à ma première source d’influence : la littérature et le cinéma fantastique et d’horreur. Il y a quelque chose qui se boucle. Néanmoins, ce n’est pas prévisible, c’est quelque chose qui s’opère. En ce moment, je termine le montage d’un film et je suis déjà dans le tournage d’un autre. Ils représentent le démarrage vers une autre source d’inspiration, comme si La tour clôturait quelque chose dans ce que le film dit, dans sa problématique de finitude et de “qu’est-ce qu’il y a après la finitude ?”. Réponse : Rien.

Angèle Mac

Angèle Mac

Pourquoi situez-vous l’intrigue dans une tour en banlieue ?

Ce n’est pas rationalisé ni prédéfini. Cela s’impose. Mes producteurs m’aident et me soutiennent dans ma forme d’écriture qui est souvent une forme automatique où ce sont les personnages qui dictent les actes. Je ne trouve pas de raison rationnelle, en fait. Je dresse des constats après-coup : “Ah oui, en fait, c’est comme ça que cela se déroule ? D’accord.” Maintenant, cela appartient aux spectateurs. Je n’ai pas toujours les réponses car ce qui m’intéresse, c’est le cheminement. Quant aux réponses, chacun puisent dans ses peurs. La tour interpelle les gens. Le film génère de la peur, de l’insécurité…

J’ai beaucoup de respect envers ces tentatives de placer le spectateur dans quelque chose de très inconfortable. Je l’ai eu avec La dernière maison sur la gauche, avec Eden Lake, avec It Follows d’une certaine façon où on introduit la sexualité au cœur d’un film d’horreur. Avec Get Out, c’est le racisme au cœur d’un film d’horreur. Je n’avais pas vu ça depuis longtemps. En même temps, je ne vois pas tout mais c’est quand même un genre que j’affectionne donc je suis toujours un peu à l’écoute. Eden Lake m’avait frappé. J’y avais vu beaucoup de Patricia Highsmith. Avec Patricia Highsmith, on suit les personnages, on a de l’empathie et à chaque fois qu’ils font un truc on se dit que non, ils ne vont pas le faire mais si, ils le font. Pourquoi le personnage principal d’Eden Lake reste-t-il sur sa serviette ? Pourquoi ne se déplace-t-il pas ? Et pourquoi s’obstine-t-il ? On sait que ça va mal se passer. Et on est là, spectateur masochiste et vicieux, à se dire : “Allons-y, vivons ce calvaire avec lui.” C’est quand même troublant, étonnant. Une partie de nous a l’espoir qu’il va s’en sortir et une partie est là pour aller au bout du calvaire. Parce qu’on sait, inconsciemment, qu’après, la vie reprend son cours.

Parce qu’on est dans une salle de cinéma, un environnement sécurisé pour nous.

Voilà. Cependant, on y va dans le but de se déconnecter de la réalité et vivre un cauchemar. On va voir un film de terreur pour ça. C’est le grand huit. On veut passer un sale moment.

Un cinéma sans limites

Angèle Mac et Guillaume Nicloux sur le tournage de La tour

Angèle Mac et Guillaume Nicloux sur le tournage de La tour

Passez-vous aussi un sale moment quand vous écrivez ?

Cela m’arrive. C’est parfois douloureux. Néanmoins, c’est une douleur que je recherche et qui fait partie intégrante de la fabrication. C’est quelque chose de nourrissant. J’essaye de la cultiver afin qu’elle soit source d’invention. Je me place dans un cadre pour me permettre d’être le plus juste possible avec ce que j’essaye de raconter et avec ce que mes personnages vivent. Je n’essaye pas de respecter une théorie ou d’appliquer un dogme. J’essaye d’être le plus juste possible avec la façon dont j’invente les personnages, dont ils prennent possession de moi. Ce sont eux qui font le plus souvent avancer l’histoire, plus que la trame narrative dans laquelle je les enferme. Le comportement humain régit beaucoup de choses. C’est ce qui m’intéresse le plus, en fait, une fois que le concept est posé.

Vous posez-vous des limites dans ce que vous voulez dire, montrer, faire ressentir ? Par exemple, vous montez peu de scènes sanglantes dans La tour, c’est notre imagination de spectateurs qui travaille.

Oui, c’est le spectateur qui met en place sa propre angoisse. D’une certaine façon, j’essaie de l’amener sur un terrain… J’essaie de fonctionner par touches plus environnementales et impressionnistes pour que son imaginaire finalement fasse aussi le travail.

L’horreur permet-il tout ?

Le cinéma ne devrait pas avoir de limite. J’ai l’impression que la limite que vous vous imposez est très floue. Je ne suis pas en train de dire qu’il y a des limites. La limite, c’est le cadre, si on ramène cela quelque chose de purement pratique. C’est ce qui est en dehors du cadre qui est souvent le plus affreux. C’est ce qu’on suggère en vous. Et qu’on ne rationnalise pas forcément. C’est souvent ce qui vous captive ou ce que vous détestez dans un film car cela vous renvoie des choses que vous n’avez pas envie de voir, de connaître, d’explorer, d’accepter, de subir. La pire des sanctions, c’est l’ennui. Quand un film m’ennuie, je m’en vais. Et ça m’embête parce que je vais voir un film avec l’objectif de l’aimer. Toujours. Alors quand je m’ennuie ou quand je suis déçu, c’est pire. Cependant, je suis toujours très friand, très impatient d’avoir peur.

Jules Houplain dans La tour

Jules Houplain

Dans La tour, vous avez une vision très pessimiste de la nature humaine.

Toutes les peurs contemporaines sont ramassées, présentes simplement parce qu’on prive les gens de leur espace et de leur liberté. Ce n’est pas une vision très optimiste, en effet. Dans Zombie, la problématique n’était pas non plus très optimiste. Surtout en enfermant les personnages dans un supermarché. C’est cependant le principe du genre : jouer avec les codes, glisser à l’intérieur d’une problématique actuelle, sociétale presque. Mais sans forcément dire que c’est un acte politique. C’est placer le spectateur au centre et lui demander ce qu’il en pense, ce qu’il ferait dans cette situation.

Que feriez-vous dans cette situation ?

Qui je suis dans La tour ? Je suis l’enfant. Je suis toujours l’enfant. L’enfant qui a envie d’être sauvé, l’enfant qui demande ce qu’il y a après la mort, l’enfant qui veut qu’on lui raconte des histoires.

Des épreuves pour évacuer ses démons

Aviez-vous peur de certaines réactions en abordant la banlieue et le repli communautaire, d’être traité de raciste en choisissant tel groupe ethnique plutôt qu’un autre pour faire telles ou telles choses horribles ?

Non. Est-ce que certains sont meilleurs que les autres ? Non. Tout le monde est à niveau égal dans l’horreur. Ce serait très malhonnête et très démagogique de dire que certains sont meilleurs que les autres. Quand on est face à cette situation, chacun essaie de tirer son épingle du jeu et la peur amène la violence. Je n’entre pas dans cette problématique-là car cela ne m’intéresse pas. Je vois des gens. Ce sont les gens qui m’intéressent. Le reste… (Il hausse les épaules) Je pose des problématiques sociétales, puis chacun y trouve la résonnance qu’il a envie d’y trouver.

Comment définiriez-vous cette matière noire qui entoure la tour ?

C’est une matière dévorante, autant que la haine et la bêtise, autant que l’absurdité. Il n’y a pas de temps de rédemption. C’est comme si les gens étaient punis par là où ils ont pêché. Je ne sais pas s’il y a un truc mystique derrière tout ça mais les gens ne se comportent pas bien dans cette tour. A part l’héroïne, Assitan.

Pourquoi une héroïne et non un héros ?

Je pense que je suis un peu hanté par les héroïnes. Elles sont souvent présentes dans mes films : Cette femme-là, Le concile de pierre, La religieuse… Elles sont très inspirantes. Je leur fais traverser beaucoup d’épreuves, tout comme aux hommes. Le but est de sortir grandi des épreuves, que le voyage nous ait modifiés et permis d’évacuer les démons, de sauver ou de préserver quelque chose. Et de retrouver les enfants perdus. En fait, on passe notre temps à retrouver les enfants perdus.

Etes-vous un enfant perdu ?

Je l’ai été. J’ai été un enfant abandonné. Du coup, il y a tout ça. La peur du noir en est un élément. On se construit avec notre histoire. Je ne fais pas de psychologie à deux balles, la vie est comme ça. On se construit, on se consolide avec nos épreuves qu’on arrive à surmonter ou pas.

Aviez-vous des influences précises pour La tour ?

Non, en dehors de tout ce bagage de cinéphilie d’enfant et d’adolescent. J’ai été extrêmement dérangé et perturbé par plein de films, ce qui a cultivé mon intérêt et ma fascination pour le genre. Même si ce n’est pas frappant dans ma filmographie.

Un film d’horreur avec deux niveaux de lecture

Hatik

Quel genre de discussion aviez-vous avec vos acteurs quand vous leur décriviez les choses horribles qu’ils allaient perpétrer ?

J’essaye de ne pas parler du personnage et de parler le moins possible du film. A partir du moment où les acteurs me font confiance et que je leur fais confiance, on est dans un rapport où on invente et cherche ensemble. On cherche afin de se surprendre aussi. Ma plus grande frayeur est de me dire que je répète les choses, que j’obéis à un process de sécurité. J’aime les contraintes et j’aime être déstabilisé dans la procédure parce que je trouve que ce sont des moteurs d’invention fascinants et très stimulants. J’attends d’être surpris par les acteurs. Ce qui est assez antinomique avec la fabrication même d’un film où tout doit être posé et rationnel parce que c’est beaucoup d’argent. C’est un double rapport. C’est très paradoxal. Une fois que tout est installé, il faut s’en détacher dans le but d’essayer de stimuler un imaginaire qui est vierge, où on n’enfermerait pas les acteurs dans un mode de pensée particulier.

Angèle Mac et Hatik sont des acteurs quasi débutants. Dirigez-vous des comédiens débutants et des confirmés de la même façon ?

Non. C’était différent dans la mesure où je sortais de quatre films avec Gérard Depardieu et de deux expériences fortes avec Gaspar Ulliel. Je travaillais alors avec des gens qui, dans l’intime, comptaient énormément pour moi. Là, ce sont des gens que je ne connaissais pas. C’est en ça que c’était différent mais ma façon de travailler était la même. Elle était sur le terrain de la confiance et de l’exploration ensemble de l’horreur de la situation.

Comment avez-vous choisi Angèle Mac et Hatik ?

La rencontre. Je ne fais pas de casting ni de lecture. C’est la rencontre. Il se passe quelque chose. Ou pas. Je ne peux pas vous expliquer ça d’une autre façon parce qu’elle s’apparente au désir. Le désir de travailler avec une personne. Ou pas.

Sans savoir si l’acteur va être parfait pour le rôle ?

Non. C’est ce qu’on projette. C’est le fantasme qu’on a du personnage qui est écrit. On se dit qu’il va pouvoir l’incarner et apporter justement tout ce qui n’est pas écrit. C’est ça qui m’intéresse surtout. C’est de me dire qu’il va m’apprendre des choses. Ce sont les gens qui m’intéressent. Pas les acteurs. Qu’est-ce qui dans leur intimité, dans leur personnalité va pendre le pouvoir sur le personnage ? J’attends d’être dépossédé, en fait, être dépossédé afin que cela prenne vie.

La tour n’est pas un fer de lance

Angèle Mac

Pourquoi séparez-vous des séquences du film par des ellipses de temps, parfois de plusieurs années ?

Je ne sais pas. Cela joue beaucoup sur la frustration. Aux spectateurs de remplir les blancs. Avec ces ellipses, on se demande ce qui a bien pu se passer. Cela peut faire un autre film qui raconterait ce qu’il se passe pendant ce lapse de temps. J’ai pris le parti de ne pas le montrer, de laisser le spectateur fantasmer ce qu’il souhaite. Toutefois, le film ne m’appartient plus. J’en suis dépossédé. Il vit dans l’esprit des spectateurs. Je l’ai réalisé, cependant, il est loin d’une certaine façon. Il m’a aidé à passer à autre chose.

Apprenez-vous quelque chose sur vous avec chaque film ?

Je désapprends quelque chose, plutôt. En fait, je laisse un bagage. J’espère avoir déposé celui de l’angoisse, de la mort, de la finitude des choses. D’en avoir déposé un bout. Peut-être. J’espère. Et celui de la crainte sociétale, de tout ce dont le film traite d’une certaine façon. Je ne dis pas que c’est de cannibalisme dont on souffre en France mais il y a d’autres problématiques dans le film qu’on peut identifier. Des signaux un peu forts de nos traumatismes sociétaux. Je ne fais pas du tout de La tour un fer de lance, ce n’est pas la problématique du film, chacun peut néanmoins y trouver des marqueurs. On peut voir un film d’horreur au premier degré ou mettre l’œil un peu plus près et pointer plus que des dysfonctionnements, comme des mentalités assez nauséabondes.

Crédit photos : © Wild Bunch

Article paru dans L’Ecran fantastique reboot – N°24 – Février 2023