Pour son premier long métrage, la Britannique Corinna Faith plonge une infirmière débutante dans l’obscurité d’un hôpital pendant une coupure d’électricité dans l’Angleterre de 1974. La jeune soignante y découvrira des ténèbres qui ne sont pas dues qu’au seul manque de lumière. The Power sort en salles ce 16 février.

Rose Williams

Corinna Faith : Foi de cinéaste

Scénariste et réalisatrice, Corinna Faith a débuté sa carrière en tant qu’assistante caméra pour le cinéma, avant de passer à la réalisation de documentaires et de programmes télévisés. Parallèlement, elle a mis en scène des courts métrages, dont les drames Ashes (2005) et Care (2006), nommé aux Baftas, ce qui lui a permis de trouvé un agent, et côté horreur/fantastique The Thaï Bride (2008) pour la série anthologique britannique « Coming Up », et The Beast (2013). Corinna a récemment écrit des épisodes pour les séries de Netflix, « The Innocents » (2018) et « Cuckoo Song » (prochainement). The Power est son premier long métrage.

Corinna Faith

The Power parle de fantômes mais aussi de la maltraitance sur enfants. Quelle idée est venue en premier ?

Je voulais écrire une histoire de fantômes et j’attendais d’avoir une idée assez forte. Les histoires de fantômes sont un peu comme des poèmes. Parfois, elles fonctionnent mieux si elles sont courtes et simples. Il est difficile de trouver quelque chose d’assez riche à dire sur tout un film. Puis, il y a eu tous ces reportages au Royaume-Uni, sur ces institutions qui ont gardé des secrets pendant des années, des décennies, et tous ces jeunes gens perdus dans le système. Cela ressemblait à une histoire de fantômes. Ces deux choses se sont rejointes. Ces enfants étaient invisibles dans ce monde, comme un fantôme l’est pour la plupart des gens.

Vous abordez des thèmes assez lourds : les maltraitances et les dissimulations de la part de certaines institutions mais aussi le sexisme, le racisme, la pauvreté… N’est-ce pas trop pour un seul film ?

C’est au public de décider. Certaines personnes le pensent, d’autres, non. Personnellement, je vois ces choses partout, dans toutes les situations. J’explore juste les différentes façons dont les institutions autorisent certains comportements dangereux. Mais c’est comme ça que le Royaume-Uni était dans les années 70. On peut débattre pour savoir si c’est différent aujourd’hui, mais à l’époque, c’était très clair.

Pourquoi était-il important de situer The Power en 1974, en tout cas dans les années 70 ? Votre histoire est tout autant pertinente aujourd’hui.

Rose Williams

Les histoires dont j’entendais parler appartiennent principalement à cette décennie. Quand je me suis penchée sur cette époque, j’ai trouvé toutes ces archives concernant le black-out de 1974 [par craintes d’une éventuelle pénurie de charbon suite à une grève des mineurs, le gouvernement britannique a rationné l’électricité du 1er janvier au 7 mars et instauré des coupures de courant, ndlr]. Je savais qu’il avait existé mais je n’avais pas compris à quel point cette expérience avait été importante pour les gens et qu’elle avait duré si longtemps. C’est pour cette raison que j’ai choisi 1974. Mais je voulais aussi situer mon récit dans l’Histoire car c’est parfois une façon plus intéressante de faire réfléchir les gens sur le présent. Nous savons tous que les années 70 étaient très sexistes et très racistes. Mais ma question est la suivante : ces choses peuvent-elles encore se produire à notre époque ? Et la réponse est oui. Un film est un bon moyen d’amener les gens à prendre parti sans être trop direct.

Un fantôme dans la nuit

Quelles recherches avez-vous effectuées pour The Power ?

Beaucoup de recherches sur les hôpitaux comme l’aspect des lieux, la façon dont les infirmières vivaient et travaillaient ou encore leur intégration dans le système en son entier. Beaucoup de recherches aussi sur les habitants de l’East End de Londres, les tensions qui y régnaient et les différentes situations économiques. L’East End était très dur à l’époque pour beaucoup de gens. C’était assez choquant de voir à quel point la pauvreté était extrême il n’y a pas si longtemps. Il existait un véritable dénuement. Ce qui était une surprise pour nous, en fait. C’était aussi intéressant de voir à quel point la diversité était grande à l’époque. C’était encore plus diversifié que je ne le pensais. La diversité existait également déjà dans les hôpitaux. Ce n’était pas ce que l’on voyait habituellement, mais c’était vrai.

Quelles ont été vos influences pendant l’écriture du scénario de The Power ?

J’adore Les Innocents, un film britannique des années 60 de Jack Clayton. C’est une version du Tour d’écrou, la célèbre histoire de fantômes de Henry James, une histoire de fantômes victorienne très classique. Ce film a été un point de départ. Tout comme le film coréen 2 sœurs [de Kim Jee-woon, 2003]. C’est une histoire de fantômes très émotionnelle et très riche visuellement. Ces deux films ont été des points de départ pour l’écriture et la réalisation tout au long du projet.

Avez-vous fixé des règles sur la façon dont votre fantôme, Gail, interagit avec le monde réel ?

Au départ, nous avions beaucoup de règles sur son fonctionnement. Puis au montage, nous n’avions pas vraiment envie de perdre beaucoup de temps à faire en sorte que les gens pensent précisément à ces règles. Ce n’était plus si important. Le concept général est que l’obscurité lui donne un espace pour exister davantage et être plus forte. Nous avions aussi beaucoup de règles sur le tournage pour savoir quand elle pouvait apparaître et dans quelle situation. Mais au montage, on s’est dit qu’elle apparaissait dès qu’il faisait noir. Nous n’avions pas vraiment besoin de règles strictes.

Comment avez-vous trouvé l’hôpital, véritable personnage dans The Power ?

Nous l’avons repéré très tôt mais, à l’époque, il n’y avait qu’une petite zone fermée dans laquelle on aurait pu filmer. Je l’ai donc rejeté car je ne pensais pas que le bâtiment avait assez d’envergure. Les producteurs ont passé une année entière à chercher dans toute la Grande-Bretagne, en Irlande, en Ecosse, en Angleterre, partout. C’était vraiment difficile de trouver un endroit. En fait, quand les hôpitaux ferment, ils sont tout de suite transformer en appartements de luxe. Juste avant le tournage, alors que le temps nous manquait, tout le reste du premier hôpital qu’on avait repéré a fermé. L’endroit est alors devenu parfait pour The Power. Il possède des profondeurs étonnantes et de longs couloirs. Nous pouvions contrôler entièrement l’environnement et peindre les couleurs que nous désirions. Nous avons juste eu de la chance. Il se situait aussi dans l’est de Londres. C’était une heureuse coïncidence.

Le son de la terreur

Etait-ce effrayant d’y tourner ?

Des gardiens de nuit qui y ont travaillé pendant de nombreuses années nous ont raconté des histoires de fantômes. Il serait hanté par une infirmière en chef et un vieil homme, un patient. C’était un hôpital psychiatrique, en fait. La tradition veut qu’un vieil homme vienne et pose sa main sur votre épaule. (Sourire) En termes de lieu de travail, il y avait une atmosphère très forte. Le bâtiment est vraiment vieux et sombre. Il n’y a pas du tout d’électricité. Nous avions donc notre générateur. Mais la bâtisse est énorme. Si vous deviez aller dans un autre service ou aux toilettes, vous deviez prendre une torche. Vous réalisiez alors que c’était vraiment sombre. Et vraiment froid. Tout le monde a trouvé que c’était un endroit très intéressant pour travailler.

Laura Bellingham et Corinna Faith

The Power se déroule lors d’une coupure d’électricité. Comment avez-vous filmé l’obscurité ?

De diverses façons car il y a beaucoup de versions différentes de l’obscurité au cinéma. Ma directrice de la photographie Laura Bellingham et moi voulions avoir tous les différents types d’obscurité pour des moments distincts de l’histoire. Il y a des séquences où l’obscurité est totale et où il n’y a qu’une lanterne. Il y a des scènes où la lanterne éclaire un peu plus afin de donner un autre type d’obscurité effrayante. Vous pouvez juste voir assez pour vous demander ce qu’il y a là. Il y a environ cinq versions différentes de l’obscurité dans le film. Les lanternes que nous utilisions, les lampes à gaz, étaient réelles. Elles donnaient une très belle atmosphère aux parties très sombres.

Avec l’obscurité à l’écran, le son devient encore plus important. Comment avez-vous travaillé le design sonore de The Power ?

J’avais un brillant concepteur sonore, Joakim Sundström. Je voulais quelqu’un de très expérimenté et fan d’horreur, ce qu’il est. J’ai adopté une approche différente pour chaque scène. Mais parfois c’est la partition et les compositeurs [Elizabeth Bernholz, alias Gazelle Twin, et Max de Wardener] qui créent une sorte d’ambiance. Tous les trois ont travaillé ensemble. Il y a cependant quelques moments, importants, où il n’y a pas de son. Le reste du temps, Joakim a créé un environnement sonore avec le son du bâtiment – et il faisait beaucoup de bruits, un peu comme un bateau. Il a utilisé le mouvement et la personnalité du bâtiment, ce que j’ai vraiment apprécié. C’est réellement efficace.

Shakira Rahman et Rose Williams

Que recherchiez-vous dans la partition des deux compositeurs?

Je leur ai donné beaucoup de liberté. Nous voulions prendre la musique de cette époque comme référence générale mais cela a beaucoup évolué. Nous avons fini par beaucoup utiliser la voix féminine de Gazelle Twin, qui possède une voix incroyable. Sa voix, féminine, est présente tout au long du projet, elle marque la présence ou l’arrivée du fantôme. Mes deux compositeurs ont également été très inspirés par le bâtiment. Ils sont venus réaliser beaucoup d’enregistrements sur le terrain. Ils ont enregistré les sons des objets dans l’hôpital, comme des chariots, des fauteuils roulants, des flacons de pilules, de vieilles choses qu’ils ont trouvées. Ensuite, ils les ont rapportés au studio et les ont transformés. On les retrouve tout au long de la partition. Là aussi, c’est un peu comme si cela venait directement du bâtiment.

Une danse de possédée

Parlez nous du casting de Rose Williams pour le personnage principal de Val, l‘infirmière ?

Je cherchais quelqu’un avec qui je pourrais faire équipe, car je savais que ce serait très intense, très épuisant, très exigeant. Je ne voulais pas traumatiser une jeune femme, faire vivre cette expérience à quelqu’un qui ne la supporterait pas. Et je souhaitais travailler avec quelqu’un qui désirerait vraiment en faire sa propre expérience. J’ai vu un petit clip de Rose. Je l’ai trouvée instantanément très fascinante. J’ai pris le thé avec elle car je voulais savoir si on allait s’entendre et qui elle était en tant que personne. Je savais qu’elle pouvait jouer mais elle voulait montrer une autre facette d’elle-même. Elle entendait s’approprier vraiment le rôle. Je cherchais cette résilience, cette empathie. C’était génial. Nous avons vraiment collaboré très étroitement tout au long du projet. Je lui ai apporté mon soutien et elle a fait le reste.

[SPOILER] La scène où elle est possédée est assez étonnante.

Nous l’avons abordée comme si nous chorégraphions une danse. Rose, un coach de mouvement et moi avons passé deux jours dans un espace, seuls. Nous avons réfléchi à la forme que prendrait notre corps si nous étions attaqués. Puis nous avons enlevé l’autre personne et nous avons simplement pensé à ces contorsions. Enfin, nous en avons créé une séquence et Rose l’a répétée pour elle-même. Elle a tout appris comme une danse pour pouvoir l’exécuter le jour J. Quand elle est arrivée sur le plateau, elle pouvait faire toutes les contorsions. Il n’y a pas d’effets spéciaux ni d’effets visuels, rien. Ce n’est que son corps. C’est juste sa performance. Il y a eu quelques prises où elle était à fond dedans. La scène est perturbante parce qu’elle a permis qu’elle le soit.

Ses contorsions n’ont rien d’humaines…

Rose a trouvé tout cela en elle. C’est aussi pour cela que je voulais travailler avec elle. Elle était ouverte à ce genre de sentiments et de situations extrêmes pour l’histoire. Elle était formidable à cet égard.

Il existe désormais tellement de clichés quant aux scènes de possession. La vôtre est réaliste, effrayante, impressionnant et expressive.

Expressive, oui. Nous avons pensé aux traumatismes féminins et non aux clichés et à toutes les autres scènes qui ont déjà été filmées. Nous avons juste pensé à ce genre de traumatisme dans le corps. Et c’est à ça que Rose pensait quand elle jouait. [FIN DU SPOILER]

Face au patriarcat

Vous montrez aussi l’évolution de Val dans les changements apportés à son costume.

Oui, j’adore faire ça. Avec ma costumière Holly Smart, nous nous sommes beaucoup amusés à y réfléchir. La couleur était un élément essentiel pour toute l’équipe créative, pour la déco, le maquillage et les costumes. Nous avons passé beaucoup de temps à cogiter à la façon de raconter aussi l’histoire à travers la couleur. Ainsi, Val arrive dans un uniforme très propre, bleu, assez frais, innocent et enfantin. Elle fait partie de l’institution, de l’équipe d’infirmières. Puis on lui enlève cet uniforme et on lui donne une tenue qui ne porte pas le statut d’infirmière. Nous avons eu environ dix versions de celui-ci. Il devient de plus en plus gris au fil de l’histoire. [SPOILER] Et au moment où elle rejoint Gail, il est complètement gris. Elle est comme Gail. Elles se retrouvent aussi un peu à travers le costume. [FIN DU SPOILER]

Le cinéma est une industrie dominée par les hommes, encore aujourd’hui. Avez-vous ressenti une différence dans la façon dont on vous a traitée dans votre carrière ?

Oui. Honnêtement, je pense que ça m’a pris beaucoup plus de temps. J’ai vu mes pairs masculins aller beaucoup plus vite. J’ai été intéressé par les films de genre, par l’horreur dès le début. J’avais un autre scénario, très populaire, qui n’a pas été financé. Je voyais d’autres scripts qui étaient peut-être meilleurs, peut-être pas, mais qui étaient soutenus. Je crois qu’il y a une résistance à ce que les femmes travaillent dans tous les genres du cinéma. Si vous avez la chance, en tant que femme, de réaliser un film, c’est un drame, un film familial ou un métrage indépendant d’un certain genre, mais pas nécessairement l’histoire que vous voulez raconter. Bien sûr, il y a eu de très bonnes exceptions, mais les statistiques nous montrent qu’il n’y a pratiquement pas de femmes qui mettent en scène des longs métrages. Alors oui, c’est évidemment vrai. Je pense que j’ai eu des soutiens fantastiques tout au long de mon parcours, mais cela a pris beaucoup de temps.

Que faut-il faire, selon vous, pour que cela change ?

Je pense que c’est en train de changer lentement. Il suffit de s’habituer à l’idée de ce qu’est un réalisateur ou un producteur. Il ne s’agit pas d’un seul type de réalisateur stéréotypé, d’un seul genre de comportement, d’une seule manière de faire les choses. Selon moi, il y a autant de façons de faire un film que de personnalités, de langages, d’atmosphères sur le plateau. Si vous permettez à un grand nombre de personnes différentes de réaliser des longs métrages, vous obtiendrez beaucoup d’histoires authentiques et diverses. Il s’agit aussi de reconnaître que le public sait réagir à une voix authentique et diverse. J’ai l’impression que c’est en train de changer mais ça prend trop de temps. Il faut que ça aille plus vite.

Crédit photos : © BFI, Stigma Films / Air Street Films / Alba Films

Article paru dans L’Ecran fantastique reboot – N°15 – Février 2022