Pour Quand vient la nuit, son second film, Michaël Roskam (Bullhead) s’aventure dans l’univers sombre de Dennis Lehane et met en scène des bons et des mauvais garçons. Et un chiot.

Tom Hardy

« Fire in the hole ! » Le premier assistant réalisateur annonce qu’un coup de feu va être tiré sur le plateau de Quand vient la nuit, le premier film en langue anglaise de Michaël Roskam. Sur le décor, il y a deux armes de poing, un verre de faux sang, un matelas au sol, les acteurs Noomi Rapace et Matthias Schoenaerts et la doublure de Tom Hardy. Et c’est tout ce qu’il est autorisé de dire de cette scène car l’évoquer plus en détail dévoilerait la fin du film. Les aléas de la production, la malchance ou une mauvaise organisation font que la presse a été invitée sur le tournage ce jour-là. Jour également où l’acteur principal, Tom Hardy, ne tourne pas, le plan étant un contre-champ sur Noomi et Matthias.

Tom Hardy et James Gandolfini

Quand vient la nuit s’intitulait auparavant The Drop et avant cela, Animal Rescue, titre éponyme de la nouvelle de Dennis Lehane (Mystic River, Gone Baby Gone, Shutter Island) parue dans son anthologie Boston Noir. Pour une fois, l’auteur s’est chargé de l’adaptation cinématographique, signant aussi son premier scénario de long métrage. C’est l’histoire de Bob (Tom Hardy) qui trouve un chiot laissé pour mort dans la poubelle de sa voisine, Nadia (Noomi Rapace). Bob et Nadia se découvrent alors le point commun d’aimer les chiens. Et un ennemi tout aussi commun, Eric (Matthias Schoenaerts), le « propriétaire » du chiot qui veut le récupérer. Bob est barman dans le bar de son cousin Marv (James Gandolfini, dont c’est le tout dernier film) où transite l’argent des paris de la mafia tchétchène locale. A l’approche du Super Bowl, le coffre-fort sera plein. Et tentera les malfrats locaux. « Le concept de l’innocence dans son sens philosophique est très fort dans ce film, confie Michaël Roskam. L’origine de toute religion est basée sur le fait que nous allons tous mourir et que nous avons ce concept d’innocence pour nous faire traverser cette vie. Il y a cette urgence humaine de vivre pour être innocent, pour être bon, mais nous perdons cette innocence un peu plus chaque jour jusqu’à notre mort. Tous mes personnages luttent soit pour rester innocents soit pour s’accommoder du fait qu’ils ne le sont plus. C’est une tragédie qui commence à Noël et se déroule jusqu’au Super Bowl. C’est un conte de Noël sombre qui mêle drame et thriller avec un petit quelque chose plus grand que la vie. »

Priez pour nous

Tom Hardy

Les 35 jours de tournage se déroulent tous à Brooklyn, de début mars à fin avril 2013. Le décor principal du film est le bar, le Cousin Marv’s. Le bâtiment situé sur Flatlands Avenue est un ancien bar abandonné que la production a loué pour trois mois et réaménagé. A peine arrivés sur les lieux, l’attachée de presse du film nous montre une grande bâche noire qui couvre la devanture du bar pour empêcher la lumière du jour d’y entrer. Deux vigiles sont postés devant. Une mesure de sécurité pour dissuader les curieux et les fans de Tom Hardy venus chercher un autographe. L’envie de leur dire qu’ils attendent pour rien se fait vite sentir.

La journée de tournage a commencé à 13h30. Elle durera jusque tard dans la nuit. Avant de découvrir le bar, nous sommes dirigés à deux rues de là, dans la petite église moderne de Saint-Thomas d’Aquin de Flatbush Avenue, où la production a établi son camp de base et sa cantine. Le pupitre du curé et le crucifix sont toujours là mais des tables et des chaises remplacent les bancs de prière. L’esprit religieux a disparu au profit d’une ambiance bon enfant. Des figurants s’habillent derrière des paravents avant de poser pour des photos de famille qui, une fois encadrées, iront décorer la maison de Bob. Deux ados sont là pour jouer Bob et Marv jeunes. Ils sont accompagnés d’un couple qui incarne les parents de Bob. Une feuille de service du film laissée sur une table surprend par les deux acteurs principaux mentionnés : Vincent Hubert dans le rôle de Bob et Dolores Oro dans celui de Nadia. Ce sont les pseudonymes de Tom Hardy et Noomi Rapace. Les feuilles de service sont déposées à l’Office du film de New York et sont accessibles par trop de gens. La production utilise donc des faux noms pour des raisons de sécurité. Et tromper les indiscrets.

Tom Hardy et Noomi Rapace

Pendant que l’attachée de presse s’enquiert de nos cafés, les producteurs Jenno Topping de Chernin Entertainment et Mike Larocca de Fox Searchlight Pictures s’installent à notre table pour évoquer la genèse du film. Ils passent rapidement sur le réalisateur Neil Burger « attaché au projet pendant une minute » ; affirment avec un rire très convaincant que ce film a un « petit » budget ; expliquent la délocalisation de Boston à New York pour des raisons « pratiques » – entendez « New York proposait des avantages financiers plus intéressants » – et parce que Dennis Lehane voulait changer de décor – comprenez « voulait décoller son étiquette de bostonien chauvin » ; reviennent sur l’extrême rareté d’avoir un seul scénariste – le même Dennis Lehane – du début à la fin d’une production ; et s’extasient sur Michaël Roskam dont ils ont « adoré » Bullhead.

Chiens perdus sans colliers

Quand nous sommes enfin conduits sur le plateau, la nuit est tombée et la foule de fans de Tom Hardy a grandi. L’un d’eux porte un masque de Bane. L’envie de lui dire qu’il attend pour rien se fait encore plus sentir. L’intérieur du Cousin Marv’s est sombre. La lumière vient des néons publicitaires, des lampes au-dessus du bar et des dalles lumineuses, style damier de piste de danse, collées au plafond. Le lieu a tout du bar de quartier pour les amateurs de bières et de sports par procuration télévisuelle. Tout semble y être figé dans le temps. Les éléments les plus neufs apparaissent plus comme une nécessité de remplacer un objet cassé qu’une recherche étudiée en matière de décoration. Le réalisateur et ses acteurs font une mise en place de la-scène-dont-il-ne-faut-pas-parler. « D’habitude, j’utilise mes dessins comme un storyboard mais sur Quand vient la nuit, j’ai privilégié la préparation afin de tourner plus vite, explique Michael Roskam. Sur Bullhead, je passais plus de temps sur des décors extérieurs et je dessinais mes propres storyboards en même temps que je décidais de mon plan. Ici, avec l’expérience, je pense plus vite et je n’utilise mes dessins que si je veux changer un plan sur un coup de tête. »

Matthias Schoenaerts et Michaël Roskam

Le plateau est exigu. L’attachée de presse nous fait asseoir à une table dans un coin, à quelques mètres du réalisateur et des acteurs qui mettent en place la-scène-dont-il-ne-faut-pas-parler. Nous jubilons d’avance d’être si près de l’action. Cette jubilation dure une seconde car finalement nous gênons. Le premier assistant réalisateur nous mène alors au sous-sol. Dans le film, ce n’est pas celui du bar mais celui de la maison de Bob. Et le ballon d’eau chaude ne contient pas que de l’eau… Un grand écran, des chaises et des casques audio nous y attendent. Tout en descendant, nous entendons les bruits étouffés de la répétition de la-scène-dont-il-ne-faut-pas-parler : des dialogues, un « Pan ! » vocal, des râles, une chute… Quand la-scène-dont-il-ne-faut-pas-parler apparaît enfin sur notre écran, elle prend tout son sens. Et s’avère quasi identique, jusque dans les dialogues, à la scène originelle de la nouvelle. Si l’adaptation n’était pas de Dennis Lehane, il serait aisé de penser que le scénariste est un fainéant en choisissant une telle facilité. L’adaptation étant de Dennis Lehane, il est aisé de penser qu’il aime vraiment ce qu’il a écrit pour le conserver si fidèlement. Il a pourtant accepté quelques changements. « J’avais des problèmes avec l’âge de Bob, confie Michael Roskam. Je trouvais plus intéressant qu’il soit plus jeune et c’est ce que j’ai proposé en premier à Dennis et au studio. Tout le monde a aimé l’idée. Etant moi-même scénariste, je connais ce ressentiment quand quelqu’un touche à votre histoire mais Dennis est très généreux. Avec lui, nous discutons, nous nous expliquons et quand j’arrive à le convaincre, c’est waow ! »

Un film est une partition qui se joue à plusieurs

Matthias Schoenaerts et Noomi Rapace

« Le casting s’est ensuite fait tout en douceur, continue le réalisateur. J’avais une liste d’au moins 20 acteurs. J’étais comme dans une confiserie et je ne pouvais en choisir qu’un ! Tom Hardy était toujours celui vers lequel je revenais. J’ai bien discuté quelques options avec le studio mais quand ils m’ont demandé qui je voulais, il ne restait que Tom dans mon esprit et le studio a trouvé que c’était un bon choix. Je suis donc allé lui parler, voir s’il pouvait être intéressé par le projet et il a dit oui. C’était aussi facile que cela. J’ai ensuite pensé aux costars. Roomi Rapace était un de mes choix. J’aimais son travail dans Millenium et elle aimait Bullhead. J’en ai parlé à Tom parce que même si, au final, je prends la décision, j’aime avoir une vraie collaboration. Un film est une partition qui se joue à plusieurs. Tom et Noomi se connaissaient et ils ont vite été impatients de jouer ensemble. J’ai ensuite appelé Matthias. Depuis mon court métrage, j’essaye toujours d’avoir Matthias dans mes films. »

Sur le plateau, la complicité entre Noomi et Matthias est évidente. Leurs personnages ont un passé commun et les deux comédiens ont dû créer ce lien en dehors des plateaux. Ils se sont envoyé des photos illustrant ce qui auraient pu arriver dans leur vie et ont créé une playlist de musiques et chansons qu’ils auraient pu aimer ensemble. Les deux protagonistes sont pourtant le jour et la nuit. « Eric est le genre de type que tout le monde veut absolument à son dîner de Noël, » lance un Matthias pince-sans-rire. Non. Il attire les ennuis. Tous les personnages de ce film sont perdus. Ils cachent des trucs et mentent. Ils ont honte de tant de choses et, d’une certaine façon, ils ont tous besoin les uns des autres. Quand quelqu’un est perdu et désespéré, il fait de vilaines choses. Je ne sais pas si Eric est une mauvaise personne. Il peut être jugé sur ses actes mais pas en tant que personne. » Noomi, plus sérieuse, reprend une description que Michaël a faite de Nadia : « C’est un ange aux ailes cassées, une bonne âme qui a rencontré des problèmes très tôt dans sa vie. Elle est coincée et cherche à se protéger. Elle est seule et ne fait confiance à personne. » La cicatrice que le personnage arbore au niveau du cou explique sans doute cela.

Cerise sur le cheesecake

Michaël Roskam, Tom Hardy et James Gandolfini

Sur un tournage, un journaliste s’estime toujours heureux quand il parle au réalisateur pendant quelques minutes. Sur Quand vient la nuit, Michaël Roskam s’est montré plus que généreux. Alors que l’équipe technique changeait l’axe des caméras, il nous a rejoints pour nous évoquer son plaisir de retravailler avec Matthias Schoenaerts – qu’il voulait absolument au point d’aménager le tournage avec son emploi du temps – mais aussi de ses influences cinématographiques. « Jacques Audiard et Jean-Pierre Melville en tête mais aussi Jules Dassin. J’ai constamment The Naked City à l’esprit sur ce film, comme un écho, pour son histoire prenante et sa tragédie sur une ville et ses habitants. J’aime les films de Dassin. Il est Français et il est venu en Amérique pour faire des films. Il est un peu comme le premier homme à marcher sur la lune qui m’aurait ouvert la voie pour suivre ses traces ici. »

Rappelé sur le plateau, Michaël Roskam nous promet de continuer l’interview plus tard dans la nuit. Ce qui n’arrive jamais sur un tournage. Mais qui arriva cette fois. Il nous a retrouvés au dessert pendant notre dîner dans l’église/camp de base/cantine. Notre étonnement l’a fait se lancer dans une comparaison des deux systèmes de production qu’il connaît désormais : l’indépendance belge et les studios américains. « Le professionnalisme et l’amour du métier sont les mêmes mais si en Belgique faire un film donne encore le sentiment de faire quelque chose de spécial et de créatif, ici, c’est avant tout un travail et les syndicats sont redoutables. Si je devais appliquer le système américain de production et de syndicats à Bullhead, le film n’aurait pas coûté 2 millions d’euros mais entre 15 et 18 millions. Mes producteurs américains veulent constamment savoir ce que je fais de leur argent, ce que je comprends parfaitement. Ils ne me dictent pas les choses mais je dois communiquer avec eux et les convaincre pour obtenir leur aval. » Et de conclure avec malice : « Ils ne m’ont pas donné le final cut mais le director’s cut. Je verrai bien ce qu’ils en font. »

Article paru dans Studio Ciné Live – N°60 – Septembre 2014

Crédit photos : © Fox Searchlight Pictures