Le réalisateur Pete Docter et le producteur Jonas Rivera reviennent sur la création de Vice-versa, le dernier né des dessins animés Pixar. Une aventure qui leur a demandé cinq ans de doutes et de délires.
A quel point le film aurait été différent avec un petit garçon au lieu d’une petite fille ?
Pete Docter : Je ne sais pas. Ma fille était le point de départ du projet. Après quelques recherches, nous avons découvert que de tous les êtres humains de cette planète, d’un point de vue psychologique, il n’y a pas plus en phase avec la société qu’une fille âgée de 11 à 15 ans. C’est le moment dans notre vie où nous avons besoin de nous comprendre les uns les autres, d’interpréter ce qui nous entoure et d’appréhender tous les signaux sociaux.
Jonas Rivera : Nous pensions que c’était le bon âge. Si cela avait été un garçon, je pense qu’il aurait fallu qu’il soit plus vieux.
PD : Oui, à cet âge-là, les filles sont plus matures.
Avez-vous mis un peu de vos propres traits dans ce film, comme la gaucherie de Riley par exemple ?
JR : Le film a tout d’un petit autoportrait. (Sourire)
PD : Quand vous êtes enfant, vous êtes merveilleusement inconscient, heureux et ignorant. Puis vous devenez conscient que les gens vous jugent et ont de mauvaises pensées à votre encontre. Nous avons tous vécu ce genre de moments.
JR : L’histoire émane de Pete tout comme le scénario et ses particularités mais ce film demande un procédé si long qu’il y a un peu de nous tous dans cette gaucherie de Riley, qu’elle soit littérale ou métaphorique. Chez Pixar, nous sommes liés par le fait que nous avons tous lutté en grandissant, nous avons compris un peu tardivement les signaux sociaux. Nous avons parlé des Muppets et des jouets Star Wars plus longtemps que nous n’aurions dû. Et nous le faisons encore de temps en temps (sourire). Cela rend le fait de travailler ensemble plus facile.
PD : Il y a une raison pour laquelle nous travaillons dans l’animation (sourire).
Quel genre de recherches avez-vous fait ?
PD : J’ai lu les livres de Paul Ekman [psychologue américaine spécialisé dans les émotions et le mensonge]. J’ai parlé à des neurologues de l’université de Columbia. J’ai parcouru Internet. Tout y est passé. Mais souvent, les résultats étaient si différents que nous avons décidé de tout inventer. Certains éléments ne tiendraient pas face à la rigueur scientifique. (Sourire) Nous avons suivi notre instinct, nous basant plus sur nos expériences et sur une analyse psychologique que neurologique. Nous nous sommes intéressés à ce qui nous aidait à comprendre notre manière d’appréhender la vie et le fonctionnement des émotions. Pour le subconscient, j’ai lu Freud et Jung mais nous avons fait quelque chose plus liée à la culture pop qu’à la science. La majorité de leurs travaux était trop dense pour moi, j’ai plus lu des analyses et des interprétations qui se sont avérées souvent si différentes les unes des autres. Au final, ce qui m’intéressait était de faire quelque chose d’amusant à regarder. Vous ne voulez pas être inauthentique mais vous ne voulez pas non plus être ni trop spirituel ni trop scientifique. C’est censé être un spectacle avant tout.
Comment fonctionnent les émotions dans l’esprit de Riley ? Qui tire les ficelles ?
PD : Les émotions sont là pour l’enfant. Leur but premier et leur attention principale sont de tout faire pour que Riley soit heureuse et qu’elle s’en sorte dans la vie. Chacune d’entre elles a son point de vue unique quant à la meilleure façon d’y parvenir. Colère va taper du poing sur la table. Peur va freiner un peu les choses. Joie est un peu une instigatrice dans les deux histoires : ce qui se passe dans l’esprit de Riley mais aussi ce qui se passe dans la vie de Riley. C’est parce que nous sommes curieux et optimistes que nous sortons de notre cocon, que nous essayons de nouvelles choses, que nous commandons des plats inconnus (sourire) et que nous faisons des découvertes. Joie est un peu plus aux commandes parce que nous voulons que Riley soit heureuse à la fin de l’histoire.
Comment avez-vous déterminé le look des émotions ?
PD : Nous avons commencé par mettre nos artistes au travail. Ils ont dessiné leurs idées et nous avons très vite eu une salle de conférence aux murs couverts de dessins. Ensuite, notre intuition a fait le reste et nous avons gardé ce qui nous paraissait juste dans leurs formes. Colère ressemble à une brique, bien ancrée au sol et désireuse de frapper. Tristesse est une larme renversée, courte sur pattes. Peur est un nerf, anguleux et fin. Joie ressemble à une explosion, à une étoile avec ses bras souvent écartés pour montrer son énergie, son enthousiasme et son exubérance. Pour Dégoût, nous avons commencé en lui donnant la forme d’un brocoli. C’est un cliché aux Etats-Unis : les enfants n’aiment pas les brocolis. Mais son apparence était alors dégoûtante et ce n’est pas ce que nous voulions. Dégoût devait être glamoureuse, jolie et dégoûtée par les choses. Le dégoût devait être dans son attitude et non dans qui elle est.
Comment avez-vous choisi le genre des émotions ?
PD : Ce n’était pas évident. Nous avons d’abord pensé que Riley étant une fille, toutes ses émotions devaient être féminines. Mais plus vous avez de contrastes et plus c’est amusant. Nous avons donc voulu des émotions aussi différentes que possibles. Trouver les comédiens qui allaient leur prêter leur voix a aidé : Lewis Black pour Colère, Mindy Kaling pour Dégoût… Mais nous voulions néanmoins une supériorité féminine d’où trois émotions féminines et deux émotions masculines. Joie m’a toujours semblée féminine, je ne sais pas pourquoi. Au risque d’être taxé de sexisme, Colère m’est tout de suite apparu masculin parce qu’il est toujours en train de taper sur quelque chose. Mon fils était plus « Bam ! » [Il donne un coup de poing sur la table] alors que ma fille était plus du genre « On s’assoit et on discute. ».
Y a-t-il des émotions que vous avez envisagées mais qui n’ont pas fini dans le film ?
PD : Nous avons eu Fierté, un homme à la lèvre hautaine, au nez pointé en l’air. Il y a aussi eu Schadenfreude [ou joie malsaine]. Il parlait avec un accent allemand et se réjouissait du malheur des autres (sourire).
Comment avez-vous décidé ce que vous alliez mettre dans l’esprit de Riley en dehors des émotions ? Je parle des îles de la personnalité et des différents territoires traversés par Joie et Tristesse.
PD : Nous avons fait une longue liste de tous les concepts que nous pouvions imaginer. Certains sont restés d’autres non. J’étais triste de ne pas mettre le flux de conscience. C’est une de nos expressions aux Etats-Unis. Mais je ne sais pas comment nous l’aurions traduit.
JR : Nous avons eu la musique, la connaissance, la logique.
PD : Nous avons choisi les concepts en fonction de l’amusement qu’ils pouvaient générer. Nous avons pris ceux qui étaient amusants.
JR : Et ceux qui collaient avec notre histoire. Le Pays de l’Imagination est important car nous le voyons se transformer pendant l’histoire.
PD : Les îles se développement parallèlement dans l’esprit de Riley et dans sa vie. Nous voulions dès le début une enfant heureuse et dans une version précédente, elle jouait du tuba et faisait des claquettes. Elle quittait la maison en faisant des claquettes comme Fred Astaire. Puis nous avons préféré qu’elle fasse du sport. Le hockey sur glace est un sport important au Minnesota où j’ai grandi et où nous avons basé son enfance.
JR : C’est devenu un de ses centres d’intérêt. Les îles sont là pour que les personnages et le public comprennent l’évolution de Riley. Elles sont belles et parfaites au début puis elles s’assombrissent, elles s’effritent et elles s’effondrent à mesure que l’histoire se déroule. Elles montrent ce que ressent Riley.
PD : La personnalité de Riley est l’enjeu de cette histoire. Nous voulions une façon de la représenter physiquement, dans son esprit. Nous avons découvert très tôt, et c’est devenu le nœud du problème, que plus les deux histoires étaient connectées plus chacune d’elles était intéressante. Riley a son histoire de déménagement et d’adaptation dans sa nouvelle vie. Joie doit retourner au Quartier cérébral. Les deux histoires s’entremêlent. Riley agit sur Joie. Joie agit sur Riley.
JR : Riley et Joie ne peuvent être ensemble à l’écran. Elles ne peuvent s’enlacer ni se tenir la main. Mais quand Riley fait du patin à glace, Joie en fait aussi. C’est aussi une façon de montrer combien Joie aime Riley.
Quelle île de la personnalité regrettez-vous d’avoir retirée ?
PD : Nous avons eu l’Ile du Papotage pendant un temps. Ma fille était une vraie pipelette quand elle était petite. Elle est devenue plus silencieuse par la suite. En tout cas avec ses parents, elle l’est peut-être encore avec ses amis. Mais nous avions trop d’îles et cela devenait monotone et redondant, nous l’avons donc retirée. Nous avions toute une séquence au Pays de la Musique. Quand vous jouez de la musique à un chien ou à un chat, cela ne représente rien pour eux. Nous, elle nous parle. Il y a une partie de notre esprit qui l’interprète. Dans notre séquence, les personnages cessaient de parler avec des mots pour s’exprimer comme un violon ou une flute. C’était vraiment cool mais au final, nous avons trouvé qu’elle se rapprochait trop de la séquence avec la Pensée abstraite et nous l’avons supprimée.
Comment avez-vous dessiné ce monde de l’esprit ?
PD : Le plus a été d’écrire l’histoire mais Ralph Eggleston [le chef décorateur] vous dira que c’est d’inventer ce monde. Parce qu’il n’est basé sur rien. Dans Monstres et Cie, vous pouvez vous inspirer d’animaux. Là, nous ne savions pas sur quoi nous baser ni à quoi nous raccrocher. Nous avons fini avec une falaise, un genre de Grand Canyon.
JR : Pour les contours de l’’esprit. Nous savions plus ce que nous ne voulions pas. Nous ne voulions pas du style de L’Aventure intérieure, nous ne voulions voir ni tissu ni vaisseau sanguin. Nous ne voulions rien de littéral. Mais qu’est-ce que l’esprit ? Comment le personnifier ? En quoi est-il fait ? C’est venu petit à petit. Le design nous apparaissait correct géographiquement. Nous voulions un esprit vaste car c’est celui d’une petite fille, il doit donc être sans limite. Le film ne vous en montre qu’une petite partie. Nous voulions de l’ampleur mais que cela reste compréhensible c’est pourquoi les souvenirs sont des sphères physiques qui peuvent être stockées sur des étagères.
PD : Nous voulions quelque chose d’enjoué. Il y a déjà eu des films avec des vaisseaux sanguins, des muscles et tout ça. Nous voulions quelque chose de différent c’est pour cela que nous avons choisi l’esprit. C’est plus abstrait, plus lié à un concept qu’à des éléments physiques.
Quels défis technologiques avez-vous dû relever ?
JR : Nous voulions que l’esprit génère un sentiment d’énergie, que les textures et les personnages soient faits d’énergie. En commençant par Joie. Elle bout intérieurement, elle est comme une bulle de champagne quand elle bouge, elle scintille. Elle est translucide, elle est illuminée mais elle a aussi ce brouillard entre ses différentes couches de peau. Ces personnages sont des sources de lumière dans un monde où des millions de souvenirs sont aussi des sources de lumière. C’était un défi technologique pour les artistes chargés de l’éclairage. Depuis Monstres University, nous utilisons l’illumination globale parce qu’elle donne une lumière plus réaliste. Mais avec Vice-versa, nous inversons le processus car nos personnages sont des sources de lumière. Nous avons dû adapter les outils que nous avions pour inventer un tout nouveau look, créer cette lumière fragile pour des scènes faiblement éclairées mais où tout est lumineux.
Quel a été le moment plus difficile pour vous sur ce film.
JR : Nous faisons des projections de notre travail tous les deux ou trois mois. A la troisième projection, ce n’est plus seulement un concept, ce doit désormais être un film. Ce n’était pas le cas à ce moment-là pour Vice-versa. L’idée du film était si monumentale que l’histoire n’était pas encore prête. Mais les animateurs et les équipes techniques entraient en jeu. Il me fallait 100 plans pour les occuper mais nous ne les avions pas. J’ai paniqué. Nous avons fait le tri et cherché les éléments que nous pouvions utiliser. Et c’était la scène du dîner avec Riley et ses parents. Les jours qui ont précédé la création de cette scène ont été les plus difficiles.
Vice-versa est aussi une histoire de parents. Est-ce votre histoire en tant que parent ?
PD : Totalement. Nous avons commencé par raconter l’histoire d’une enfant mais nous avons vite réalisé que c’était aussi notre histoire de parents regardant nos enfants que nous racontons. Il y a des membres de l’équipe qui ont des enfants plus jeunes et d’autres des enfants plus vieux. Nous pouvions voir le passé et le futur de ce qui arrivait. Je pense aussi que rien dans ma vie n’a eu plus d’impact en termes d’émotion que d’avoir des enfants. Cela a changé qui je suis, comment je vois le monde, mes priorités. Cela ne pouvait pas ne pas transparaître dans mon travail. Et c’est vrai pour tout le monde.
JR : Cela a rendu plus facile le fait de soutenir le projet et de le produire. Mais c’est tout, ce n’est pas juste un film à propos des parents. Tout le monde a un enfant ou l’a été. J’espère que le film apporte quelque chose à chacun.
Tables rondes réalisées dans les studios Pixar à Emeryville, en Californie – 31 mars 2015
Crédit photo ©2015 Disney•Pixar
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