On le penserait aussi sérieux, sombre et torturé que les rôles qu’il interprète à l’écran. Il est loin de tout ça. Daniel Day-Lewis a la poignée de main engageante et ferme à vous briser les doigts, un grand sourire accueillant et surtout une étonnante douceur dans le regard.

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Vous avez tourné trois films en cinq ou six ans… Vous êtes devenu accroc au travail ?

Daniel Day-Lewis : C’est beaucoup pour moi, en effet. (Il sourit) C’est drôle mais un de mes amis m’a dit : « Fais attention, tu vas devenir prolifique ! ». (Rires)

Quand vous vous arrêtez quelques années, qu’est-ce qui vous fait reprendre le travail ?

Une compulsion. (Pause) C’est tout. C’est vrai que j’ai un rythme de travail assez lent mais après avoir fini un film, cela me demande du temps avant d’avoir de nouveau cet appétit d’en faire un autre. Et je ne vois pas l’intérêt de faire un film sans cet appétit.

Qu’est-ce qui vous donne cet appétit ? Un scénario, un réalisateur, un personnage ?

Ce n’est pas une chose plus qu’une autre. Oui, une combinaison de ces trois éléments, c’est le minimum.

La nouveauté aussi ? Car vous faites partie de ces rares acteurs qui n’ont pas d’étiquette…

Si, j’ai celle du XIXème siècle. (Il éclate de rire) Je pense que si la chance y est pour beaucoup, c’est aussi à l’acteur d’éviter les étiquettes. Il est évident que si les seuls films que l’on vous offre n’appartiennent qu’à un genre et que vous voulez travailler, vous allez probablement les faire. J’ai de la chance de ce côté-là. (Il sourit)

Vous recevez donc toute sorte de scénarios?

Toute sorte de scénarios étranges, oui. (Il éclate de rire). Mais là encore c’est une chance car beaucoup de gens dans l’industrie du cinéma ont les idées courtes : ils associent toujours un acteur au film qu’il vient juste de faire. Comme si vous aviez envie de refaire la même chose. (Il rit)

Daniel Day-Lewis, Steven Spielberg - Crédit photo : AP Photo/DreamWorks, Twentieth Century Fox, Kevin Lynch

Daniel Day-Lewis, Steven Spielberg – AP Photo/DreamWorks, Twentieth Century Fox, Kevin Lynch

Et donc, Lincoln. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet ?

A la base, rien du tout sauf Steven. Je l’ai rencontré il y a des années. Il voulait faire ce film depuis sept ou huit ans. Je ne connaissais pas grand-chose sur Lincoln, juste ce que tout Européen qui a un jour étudié l’histoire américaine sait de lui. Ca et quelques citations de son discours inaugural et de celui de Gettysburg. Pour moi, il était un personnage plus ou moins figé et il était alors inconcevable, à l’époque, de trouver en moi l’intérêt de prendre part à ce film. J’ai été d’ailleurs étonné que Steven me demande pour ce rôle. Puis le temps a passé et, je ne suis pas entièrement sûr pour quelles raisons, la graine de cette fameuse compulsion a germé en moi. Mais avant d’être capable de décider si je pouvais ou non interpréter ce rôle, j’ai lu le livre de Doris Kearns Goodwin, Team of Rivals. J’ai alors compris que cet homme paraissait inaccessible uniquement parce que nous le percevons comme tel. Plus on apprend à le connaître en tant qu’homme, plus il devient accessible. Tout à coup, je me suis ouvert à sa vie et je me suis nourris de tout ce qui se rapportait à lui : des analyses contemporaines à ses propres écrits qui sont d’une telle richesse et qui permettent de le comprendre. Cela a donc été une délicieuse surprise pour moi de voir que cet homme était finalement si accueillant. Ma timidité à son sujet, car vous devenez très timide quand vous approchez Abraham Lincoln (il rit), ma timidité s’est estompée comme s’il l’avait chassée d’un geste.

Et une fois bien décidé à interpréter Lincoln, vous n’avez plus eu de doute ?

Si, tout le temps. Pourtant, quand je commence à travailler, cela me consume de telle façon qu’il ne reste plus beaucoup de place pour le doute, mais il est toujours là. Alors que j’appréhendais à peine la vie de Lincoln, j’avais parfois des crises d’angoisse au milieu de la nuit. Je me disais : « Quelle idée j’ai eu ? Comment ai-je pu penser pouvoir le faire ? » Cela paraît une telle gageure d’essayer de raconter une histoire sur Abraham Lincoln. Et pourtant, on l’a fait. Mais avec ce sentiment qu’une immense responsabilité nous incombait. Tout d’abord parce qu’un film coûte cher mais aussi d’un point de vue créatif. On se devait de faire un bon film.

Daniel_4Le fait de jouer un personnage qui a existé vous donne plus de liberté ou vous limite dans votre jeu ?

Les deux. Parfois, les contraintes vous apparaissent suffisamment claires pour vous permettre de jouer avec votre imagination, ce qui vous apporte alors une certaine liberté. J’ai cette chance avec Abraham Lincoln que personne ne sache comment il bougeait, comment il parlait. On ne peut que l’imaginer. Cela devient plus compliqué quand on a des informations audiovisuelles car alors vous devenez plus un imitateur qu’autre chose, ce qui est vraiment peu intéressant.

Justement, comment êtes-vous devenu Abraham Lincoln ? Comment avez-vous trouvé sa voix, sa démarche, sa façon de se tenir ?

C’est très dur de décrire ce processus car il s’est déroulé sur une année. J’ai tendance à croire à la cuisson lente, à feu doux, et je préfère ne pas décortiquer une vie. Mon seul espoir, notre seul espoir à nous, artistes, quand nous présentons un personnage abouti est qu’il soit accepté en son entier pour ce qu’il est, pour une sorte de réalité plausible. Décortiquer ce personnage, cette vie en ses différents composants que sont sa voix, ses mouvements, son esprit, son corps… Cela ne fonctionne pas pour moi. Je crois que mon travail commence avec de l’empathie. Pendant un bref instant, je crois vivre le monde à travers l’esprit de cette autre personne. Cette empathie grandit et finalement m’écarte de ma propre vie, pour un temps, et je m’abandonne à cette autre personne… (Il soupire) Dès que je parle de mon travail, cela paraît insensé… (Il réfléchit) Pour résumer et sans vouloir jouer les prétentieux, j’essaye de ne pas séparer les aspects techniques du travail de son aspect plus spirituel qui touche la compréhension d’un être humain. Car même si ce sont deux aspects entièrement différents, l’un ne peut aller sans l’autre.

Daniel_1Deux aspects que vous faîtes évoluer tout au long du film. L’histoire court sur quatre mois pendant lesquels on voit pourtant Lincoln littéralement s’user : il se voûte, la fatigue s’entend dans sa voix…

Les personnages qui n’évoluent pas tendent à être moins intéressants, tout autant pour l’acteur que pour le spectateur mais l’évolution de Lincoln est très claire dans cette histoire. Je suis persuadé que si Lincoln n’avait pas été assassiné, il n’aurait pas survécu très longtemps après la fin de la guerre de Sécession. Il aurait peut-être vécu encore deux ou trois ans. Il s’est en effet usé, il s’est jeté corps et âme dans sa mission et cela l’a consumé. J’ai un livre qui montre trois ou quatre photographies de Lincoln où vous voyez cette usure. J’ai ce livre depuis des années, je l’ai reçu bien avant d’avoir été engagé sur ce projet. Et ces photos sont remarquables car vous voyez l’évolution de l’être humain, de ses jeunes années en tant qu’avocat rasé de frais à ces années vers la fin de sa vie où il était physiquement usé. Mais son esprit est resté intact.

Je n’ai vu que Lincoln pendant tout le film, jamais vous interprétant un personnage.

C’est la chose la plus gentille qu’on puisse me dire, merci.

Seuls vos yeux vous trahissaient par moments…

(Rires) Ma propre malice, j’imagine. (Rires) Mais je ne peux m’attribuer tout le mérite car j’avais aussi deux extraordinaires maquilleurs. Le maquillage n’est pas une étape que j’apprécie et je me suis battu bec et ongles pour qu’il y en ait le moins possible. Mais au final, après de nombreux tests devant la caméra, j’ai compris que je ne pourrais pas faire sans.

Daniel_5On raconte que sur le plateau, vous vous faisiez appeler « M. le président »…

C’est vrai. Pour ma défense, parce que cela semble si grotesque (rires), comme si j’étais une sorte de mégalo, c’était l’idée de Steven. Alors qu’on allait commencer le tournage, il m’a demandé : « Comment veux-tu que je t‘appelle ? » (Rires) Je ne veux pas qu’on m’appelle par mon vrai nom pendant un tournage, ce qui est toujours compliqué pour moi car j’aime que les gens soient à l’aise en ma présence quand je travaille. Chacun peut donc m’appeler comme il veut sauf par mon vrai nom. Et par des noms d’oiseaux, évidemment. (Il rit) C’est la seule chose que je demande mais je peux comprendre que certains soient réticents à jouer le jeu. Cependant, sur Lincoln, personne ne m’appelait par mon vrai nom. Et donc, j’ai répondu à Steven : « Tu peux m’appeler M. le président (il éclate de rire) ou Monsieur ou, exceptionnellement, Abe. » Ce que Steven a trouvé désopilant ! (Rires) S’il y avait une personne qui pouvait m’appeler « Abe », c’était Steven. Mais il a préféré m’appeler « M. le président », ce qui a fait un précédent sur le plateau et tout le monde l’a suivi. Je sais que cela peut paraître excentrique mais cela m’a énormément aidé. Tout ce qui ne vous nuit pas vous aide car c’est déjà si étrange d’essayer de prétendre être quelqu’un d’autre et d’espérer que les gens vous croient. C’est donc très utile quand les gens jouent le jeu. Parce que cela reste un jeu.

Même si cela reste un jeu, vous n’avez pas le sentiment parfois de vous perdre dans un personnage à force de l’incarner jour après jour ?

J’espère que je me perds dans mon personnage mais jusqu’à un certain point. Je ne suis pas fou, je sais que je ne suis pas Abraham Lincoln, je veux que ce soit clair, mais en un sens, je l’ai réincarné à travers mon propre esprit. L’illusion se compose de beaucoup d’éléments. Par illusion, j’entends celle que je crée d’abord pour moi-même dans l’espoir ensuite de convaincre les autres. (Il sourit) A chaque fois que je parle de mon travail, cela paraît insensé… (Et donc, il se tait)

Quelle est la pire des idées fausses que l’on a sur vous?

Peut-être que je prends tout trop au sérieux. (Il sourit.) Mais c’est parce que j’aime ce que je fais. C’est vrai que je fais les choses avec sérieux mais je sais aussi que ça reste un jeu. Et j’adore jouer à ce jeu.

Article paru dans Studio Ciné Live – N°44-45 – Décembre 2012-Janvier 2013