Il est la tête pensante de Baron noir, série qu’il a co-créée avec son complice Jean-Baptiste Delafon. Depuis la saison 1, Eric Benzekri propose autant un décryptage du monde politique français qu’une analyse de notre société actuelle – dont il est à la fois un fin connaisseur et observateur. Et ce, avec une étonnante pertinence. Il revient sur l’écriture de cette saison 3 dont la diffusion commence ce 10 février sur Canal+.

Kad Merad et Anna Mouglalis

Qu’est-ce qui vous motivait dans cette saison 3, que vouliez-vous traiter de nouveau par rapport aux saisons 1 et 2 ?

Eric Benzekri : C’est la question à laquelle je ne sais pas répondre. Sur le plan des personnages, celui qui me motive le plus, c’est de faire passer le Baron noir dans la lumière et de le mettre à son propre compte. Et de voir comment un conseiller passe au premier plan et doit assumer de faire des choses qu’il conseille d’habitude à d’autres. Et comme on sait que les conseilleurs ne sont pas les meilleurs…

Politiquement, ce qui m’a intéressé, c’est d’être vraiment au cœur de l’actualité politique mondiale sur deux points de vue. Le premier est le grand mouvement social global des femmes. La plupart des supports artistiques parlent de la question des femmes et les grandes séries télé de ces cinq dernières années mettent en avant le combat des femmes.

Eric Benzekri ©Joel Saget

Et le second élément, c’est la mise en friction, l’opposition, la remise en cause de la démocratie représentative par la démocratie des réseaux sociaux. Il y a en effet le surgissement de la prise de parole directe de milliards d’individus de façon libre. C’est la première fois qu’on voit cela sur la planète. Cela n’a jamais existé. C’est un changement de paradigme total. Et les hommes politiques ont bien tort de s’être mis à tweeter car ils creusent leur propre tombe. Quel est le symbole de la présidence Trump ? Plein de choses se sont passées mais ce qu’on retient, ce sont ses tweets. On est dans cette époque.

J’ai pris le risque avec mes coauteurs [Raphaël Chevènement, Olivier Demangel et Thomas Finkielkraut] de travailler sur quelque chose qui est en cours, qui n’est pas établi ni terminé, dont on ne connait pas l’issue. Je trouvais que c’était super de se coltiner à la réalité immédiate.

Les gilets jaunes étaient déjà présents dans la saison 1. Pas en tant que mouvement mais en tant que questionnement politique majeur. Si on a pris un élu de Dunkerque, ce n’est pas pour rien. C’est une zone désindustrialisée. Cette question de ce qu’on appelle la diagonale du vide, là où les services publics reculent, etc. C’est le point de départ qu’on avait travaillé avec mon ami et co-créateur Jean-Baptiste Delafon car c’est ce point mort, cet angle mort de la vie politique qui nourrit actuellement le soubassement des changements. On ne peut pas mettre de côté des pans entiers de la population. C’est impossible.

Mais c’est parce qu’il y a ce mouvement populiste que Philippe Rickwaert a des chances de devenir président. En tant normal, Philippe à l’Elysée, c’est totalement improbable. Un personnage populiste comme Christophe Mercier (joué par Frédéric Saurel) pourrait-il débouler sur la scène politique aujourd’hui ?

Oui d’autant que ce ne serait pas le premier. En Ukraine, un ancien comique qui incarnait un président dans sa série est aujourd’hui président.

Ronald Reagan était acteur.

Boris Johnson, voilà un vrai acteur ! (Sourire) Trump. On est dans ce moment–là. Il est particulier.

Kad Merad

Sauf qu’en France, on est plus dans le dégagisme. Tous les anciens du parti socialiste et tous ceux qui sont passés par la case prison ont été balayés. Le fait que Rickwaert se régénère, c’est l’élément de fiction.

Oui et heureusement. Et il faut maintenir cet élément de fiction pour ne pas faire un documentaire. Ce n’est d’ailleurs pas le seul élément de fiction, il y en a beaucoup et j’en suis très content. Mais il y a des trucs qui, à chaque fois, interrogent. Par exemple, ce que vous dites, cela m’a obsédé comme question. Philippe Rickwaert a fait de la prison. Comment peut-on faire ? C’est impossible. C’est la présidente Amélie Dorendeu qui nous donne la réponse. Quand son conseiller lui dit : « Personne ne votera pour quelqu’un qui a fait de la taule. » Elle répond : « Ils ont bien mis un bulletin de vote avec marqué ‘tirage au sort’ dans l’urne. Pourquoi ce ne serait pas possible ? »

Trump a dit quelques heures avant l’élection présidentielle : « Si je dégommais quelqu’un en pleine 5è Avenue en direct à la télé, les gens voteraient quand même pour moi. »

Absolument. On est dans une situation qui n’est pas la plus évidente mais en faisant un effort, en appuyant sur les traits et en grossissant les traits de la période. Voilà.

Mais le seul fait de parler de socialiste nous place dans la fiction. Le socialisme n’existe plus que dans Baron noir.

C’est sympa, non ? On a l’impression qu’on rajeunit alors que c’était il y a très peu de temps.

[SPOILER] Où avez-vous trouvé cette idée d’empêchement du président ?

Anna Mouglalis

C’est le premier travail que je fais sur chaque saison : relire la Constitution, plusieurs fois et dans tous les sens. Je joue à un jeu et je dois en connaître les règles. Et les règles de la politique, c’est la Constitution. C’est extrêmement intéressant. A chaque saison, on prend un élément de la Constitution et on travaille autour. Dans la saison 1, c’était une sorte de destitution à la française et on s’en était servi pour faire sortir le président Laugier. Dans la saison 2, c’était l’article 49.3. Là, il fallait un moyen pour empêcher Amélie de se représenter. [FIN SPOILER]

Avez des conseillers pour ce genre d’élément précis de politique ou travaillez-vous seul ?

On travaille sur la base d’intuitions et ensuite on les vérifie. Pour les histoires du tirage au sort et pour les histoires de l’article 6 sur l’élection présidentielle au suffrage universel, j’ai discuté avec des constitutionnalistes, des juristes, un peu tout le monde. Je confronte. Je demande : « Et s’il se passait ça ? » Et ils me répondent : « Ah mais là, on ne peut pas savoir. » Et dès qu’on me dit : « On ne peut pas savoir », je dis : « C’est super, merci, au revoir, à bientôt. »

Quand j’ai vu Les Sauvages de Rebecca Zlotowski, il y avait cette histoire de Conseil constitutionnel, d’annuler ou non l’élection. J’étais content car cette histoire-là semble tirer par les cheveux mais le fait qu’une autre fiction en parle… En fait, ça existe, c’est dans les textes. Je suis content quand un élément, soit artistique soit du réel, corrobore ce sur quoi on travaille et qui, parfois, peut paraître tiré par les cheveux. Parce que ça l’est. En même temps, un mouvement comme les Gilets jaunes qui revient chaque semaine, ça parait tiré par les cheveux. Ce qu’on vit paraît tiré par les cheveux. Tout est possible.

Pourquoi faites-vous d’Amélie une victime ? C’est la seule dans la série à mettre les intérêts de l’Etat au-dessus des siens et cela ne lui porte pas chance. C’est très amer.

Ça l’est. Toute la saison est très amère. C’est le sentiment que j’ai eu en l’écrivant et surtout en la revoyant. C’est une grosse amertume.

François Morel

Aujourd’hui, la fonction de président de la République est la cible de toutes les haines, d’une grande violence. Cela n’a jamais été à ce point-là dans l’histoire. Et dans le cas d’Amélie, c’est une double peine car c’est une femme.

Ce qu’Amélie vit est insupportable. Elle fait de son mieux. Ce qu’elle propose échoue à chaque fois pour des raisons hallucinantes. On la traite même de traître national. En fait, c’est le champ lexical des caractérisations actuelles des chefs d’Etat. Au fond, à quoi sert la politique ? Elle est là pour pacifier les rapports sociaux et expurger la violence des rapports sociaux et sociétaux. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la politique s’est tellement effondrée, qu’elle est tellement moins respectée qu’elle n‘est plus capable de remplir son rôle. La violence resurgit donc partout. C’est ma conviction.

Regardez le nombre d’agressions contre les hommes et femmes politiques. Seuls 53% des maires veulent se représenter. C’est impressionnant. Du jamais vu. Cela veut dire que ce n’est plus quelque chose d’enviable. A un moment, Vidal dit : « Aujourd’hui, si vous donnez un flingue à un type, il tire sur le chef. » C’est vrai. Dans tous les mouvements sociaux du monde actuel, que ce soit au Chili, en France, en Algérie, vous n’avez aucun dirigeant. Pourquoi ? Parce que si vous avez un dirigeant qui émerge, il se fait flinguer tout de suite. Tout ce qui est chef est bon pour l’abattoir. Alors, le chef des chefs ? Alors, la cheffe de chefs ? C’est très dur. Je pense que c’est une période sombre.

J’ai connu la politique à une autre époque où la violence politique était assumée par les militants et où les dirigeants étaient préservés de cette violence. Aujourd’hui, ils en sont la première cible. C’est ça qui est différent. Aujourd’hui, quand vous êtes président, que vous soyez entré dans le système par effraction ou non, que vous soyez bardé de diplômes ou non, que vous ayez beaucoup d’expérience ou non, vous êtes une cible. C’est ça qui m’a intéressé dans le personnage d’Amélie. Et une cible, il faut l’aimer pour souffrir du fait qu’elle est une cible. Alors c’est elle. Je n’ai pas d’autre personnage avec qui le faire.

Anna Mouglalis et Kad Merad

Mais elle a le même tort que tout le monde. C’est ce que lui dit Rickwaert, qu’elle est coupée du monde, que personne n’ose lui dire qu’elle est détestée. On la montre dans la solitude du pouvoir.

Absolument. Je suis content que vous disiez ça parce qu’on l‘a fait exprès. On a tellement de choses à faire quand on est président. Elle le dit à Boudard, le gaulliste : « Vous savez ce qu’on attend d’une présidente de la République aujourd’hui ? Tout régler. Tout ». C’est vrai. Or, c’est impossible. Quand vous avez tout à régler, vous êtes dans vos bureaux, dans les réunions, dans les élaborations de choses.

Amélie cherche. Elle sait bien que les choses ne vont pas. A l’anniversaire de ses trois ans au pouvoir, elle dit qu’apparemment tout va bien mais elle sait que rien ne va et elle le dit. Elle tente de chercher des solutions. Et ce n’est pas parce qu’on cherche qu’on trouve. Et quand bien même elle trouve, c’est l’échec. L’histoire de changer l’élection présidentielle au suffrage universel, pardon, mais c’est puissant. Amélie a cette intuition-là, elle tente de le faire mais c’est un échec. Une fois que c’est un échec, c’est trop dur de se relever.

Serait- ce la fin du leader charismatique à la française ?

Peut-être. Je ne sais pas. Comme je le disais tout à l’heure, comme on commente quelque chose qui est là, je suis incapable de savoir ou de prévoir exactement ce qui s’y joue. Mais je sais que dans cette période peut-être transitionnelle, peut-être définitive pour un temps, la violence est incommensurable. C’est incroyable. J’ai vu un documentaire sur les Gilets jaunes. Ce qui m’a impressionné, ce n’est pas ce qui s’est passé car j’y ai assisté, je suis parisien, mais ce sont les réactions des politiques racontant le moment. Ils ont vraiment eu peur. Ça, ça m’a estomaqué. Quand la peur est intégrée comme un élément alors tout est possible.

Astrid Whettnall, Kad Merad et François Morel

Qu’est-ce qui vient en premier dans l’écriture, les personnages ou les thématiques ?

Les personnages, toujours. Je vais même vous dire, des images des personnages. Même pas de dialogues. Ce qui m’est venu en premier pour la saison 3, c’est la neige.

Quelles sont vos influences pour les nouveaux personnages ?

C’est votre jeu à vous de dire qui correspond à qui. Moi, je prends beaucoup de choses et je les mets dans un shaker. Mais je suis sûr que vous avez déjà reconnu les uns et les autres. Un peu.

Comment avez-vous écrit le débat présidentiel ?

Eric Banzekri ©Martin Colombet

On a fini de l’écrire comme d’habitude, après le dernier moment. C’est-à-dire qu’on a fini d’écrire tout le scénario mi-août avec un trou : le débat présidentiel. J’avais besoin d’être en forme pour l’écrire. Un mois après, on n’est pas plus en forme car on tourne. Mais il faut vraiment l‘écrire car les gens vont le tourner et il va leur falloir un texte. C’était un gros défi. Je me souviens que pendant qu’on discutait du contenu des épisodes, j’ai eu le vague délire de faire un épisode entier autour du débat. Ce n’est pas piégeux, c’est un suicide. Donc évidemment, on ne l’a pas fait. Mais The West Wing l’a fait, donc c’est possible. Un jour, peut-être, on trouvera.

A un moment, dans l’épisode 4, Vidal dit à Philippe : « On va prendre le temps de prendre notre temps d’exposer nos idées ». C’est ce que les deux candidats font dans le débat présidentiel. Ils développent leurs opinions sans insultes mais c’est quand même très radical ce qu’ils expriment l’un comme l’autre. On a trouvé cet angle-là. A vous de nous dire si on a réussi.

Vous avez tourné à l’Elysée. Etait-ce simple ?

C’est surtout très agréable. C’est super d’avoir accès à des lieux auxquels on n’avait pas accès avant : l’Elysée, l’avion présidentiel. Cela montre que la série est parvenue à se faire acceptée par le monde politique et donc, on a plus de possibilités qu’avant.

Vous êtes-vous mis une limite dans la longévité de la série ?

Il ne faut pas l’abîmer. Il faut être pertinent. Si on a des choses à dire et que les histoires à raconter portent les personnages et nous font découvrir de nouvelles facettes de leur personnalité, si on a des enjeux qui soutiennent tout et que tout le monde a envie de continuer, pas de problème. Si jamais on voit qu’on n’est plus pertinent, il faut arrêter parce que je n’ai pas envie d’abîmer. Je suis très fier de Baron noir, je ne veux pas faire la saison de trop.

Avez-vous commencé l’écriture de la saison 4 ?

Ma technique d’écriture consiste à écrire très tard. (Rires) J’y réfléchis beaucoup, ça ne me quitte jamais vraiment. Quand j’écris, je cherche la fin de chaque épisode, le début de chaque épisode et le point de bascule, entre la 25è et la 27è minute, où vous arrivez vers la scène de fin. C’est ça que je recherche. En évitant que le premier quart d’heure soit chiant. Pour installer la cavalcade. Franchement, c’est la seule chose qui me préoccupe. On dit une saison tous les deux ans ? Mais en fait, c’est énorme.

Rachida Brakni

Mais j’aimerais bien mettre beaucoup d’espoir. Je suis comme tout le monde en regardant la politique et le monde tel qu’il va, j’aimerais que l’actualité me donne un élément. A un moment j’ai cru l’avoir, avec le mouvement des femmes. J’ai cru l’avoir. Vraiment. Et j’ai construit le début de ma saison 3. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose – et il y a quelque chose – simplement ces choses là prennent 15 ans donc on ne peut pas être trop en avance quand on écrit. Lénine disait que le rôle de l’avant-garde est qu’il ne faut pas être trop en avant sinon les masses ne comprennent pas ce que vous faites. Et si vous être à la remorque, c’est encore pire.

Je vois les motifs d’espoir éventuel. Je sais où ils sont. Par exemple, je suis l’affaire iranienne depuis quatre ans. Hier [l’interview a eu lieu le 14 janvier 2020], il y a eu cette journée du piétinement des drapeaux américain et israélien en Iran. Les jeunes, par provocation, les ont contournés. Et ce matin, une présentatrice du JT iranien a démissionné en s’excusant d’avoir autant menti. C’est très important. Ce qui se passe en Algérie, en Tunisie est très important car il y a une impossibilité d’écarter la démocratie. Les dictatures deviennent impossibles. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, c’est le contraire. Alors, c’est très compliqué à expliquer.

Donc, si je me lance dans une saison où je dis que la démocratie est en train de gagner partout et que vous allez avoir partout des percés démocratiques alors que tout ce qu’on voit, c’est une restriction des libertés individuelles… C’est la mort d’un système qui va en créer un autre et les régimes représentatifs vont être obligés de se réformer pour s’adapter à cette nouvelle donne. Mais si on se met à faire une série avec des éléments qui ne sont pas encore tangibles, je crois qu’on passe à côté. C’est donc très dur pour moi d’écrire des choses qui donnent de l’espoir.

Crédit photos : ©Canal+