Le réalisateur et co-scénariste Mathias Gokalp a concocté un thriller psychologique qui entrelace blessures intimes et machination diabolique, où le châtiment côtoie le pardon et la haine ressemble à l’amour. C’est l’histoire d’une femme manipulatrice, marquée par un traumatisme d’enfance, mue par un amour ravageur et un délirant désir de vengeance. La captivante mini-série Amour fou (3×49’) est diffusée ce 20 février sur Arte.

Jérémie Renier et Clotilde Hesme

1 – Une histoire de manchot

Stéphane Strano, co-producteur avec Decælis Production, raconte que l’origine du projet vient des manchots empereurs. « J’avais été très frappé par La marche de l’Empereur où ces chers pingouins se trouvaient glacés de froid à tenir leurs œufs entre leurs pattes et où d’affreux prédateurs s’approchaient d’eux. Transis de froid eux aussi, ils se collaient à eux et tentaient mollement de leur piquer leurs œufs pour les manger. Je trouvais cette proximité entre la monstruosité et la victime vraiment intéressante.

Je suis vraiment parti de ça, après avoir aussi lu le roman d’Ingrid Desjours, Sa vie dans les yeux d’une poupée, qui n’était pas vraiment adaptable à la télévision parce que vraiment affreux. En tout cas, jusqu’à aujourd’hui. Je lui ai demandé s’il était possible de créer une histoire autour de cette proximité entre un monstre et une victime. On a alors écrit un synopsis qu’on a tenté de vendre, sans succès. Je lui ai alors cédé les droits de ce synopsis et elle en a fait un roman, Tout pour plaire, qui nous a servi de grenier à histoires et à personnages pour Amour fou. »

2 – Une adaptation très libre

Mathias Gokalp ©Emmanuel Gougeon

« C’est très librement adapté ». Dixit l’auteur de Tout pour plaire de Ingrid Desjours dans un commentaire sur Facebook. « La structure est à peu près la même, explique Mathias Gokalp. J’ai arrondi les angles autour du personnage de Rebecca. Psychiatriquement, c’était une forteresse vide, si ce n’est cette volonté de vengeance. J’ai essayé de la rendre plus humaine au risque que le portrait soit psychiatriquement moins cohérent.

La seconde partie du roman était beaucoup sur la façon dont elle se faisait passer pour une femme battue afin de manipuler son mari et le policier. J’ai déplacé toute la seconde partie de la mini-série sur le fait qu’elle rend Romain fou petit à petit. Le roman se présentait comme un pur thriller. Dans le travail d’écriture, j’ai cherché à rendre ce récit plus proche de moi en l’amenant sur un terrain moins codifié, plus naturaliste. »

3 – Un féminicide, là aussi

Le féminicide et les violences conjugales ne sont pas absents d’Amour fou mais Mathias Gokalp a préféré recadré son scénario pour éviter la polémique. « J’ai mené une réflexion sur cette question-là parce qu’au départ, le scénario parlait d’une femme faussement battue qui se servait de la police pour mener sa vengeance. Mais je ne voulais pas représenter une femme manipulatrice, ce faisant croire battue pour arriver à ses fins car je pense que même si cela peut exister, ce n’est pas le moment de faire ce genre de représentation. Je ne voulais pas qu’un personnage soit un faux féminicide. Je ne voulais pas avoir un spectateur qui dise : ‘Encore une femme qui ment.’ »

4 – Hitchcock, Chabrol

Mathias Gokalp ne cache pas ses inspirations pour Amour fou. « A l’origine, le film était un thriller pur mais je ne voulais pas faire de citations. Par contre, je suis souvent retourné vers l’origine du genre, c’est-à-dire Hitchcock. Le modèle étant plus Psycho que ses autres films. »

Et outre le personnage très hitchcockien de Rebecca – allusion au personnage vénéneux de Daphné du Maurier -, il s’est aussi tourné vers Claude Chabrol. « Amour fou se déroule dans un univers de genre, mais je voulais donner l’impression que cette histoire puisse se produire dans un environnement familier. Je me suis donc éloigné des références anglo-saxonnes pour revenir à une tradition plus française du thriller, notamment en déplaçant l’intrigue dans une petite ville de province. Je pense à cette tradition qu’illustrent les films de Claude Chabrol, un réalisateur qui a tenté de tirer les leçons d’Alfred Hitchcock dans le décor de la société française de son époque. »

5 – A la folie, pas du tout…

Avec Amour fou, Mathias Gokalp a voulu mener une réflexion sur la folie, « avec cette idée que celui qui paraît fou n’est pas forcément celui qui l’est le plus. Le personnage le plus hors norme, Rebecca, est en fait celui qui arrive le mieux à vivre, alors que le personnage le plus normal voire normatif, Romain, est celui qui derrière les apparences traverse une véritable dépression. Malgré tous ses efforts, il n’arrive pas à trouver son équilibre, à mener simplement sa vie. »

6 – Deux défis

Mathias Gokalp a relevé deux défis dans Amour fou. « Le premier défi, parce que c’est aussi une série d’Arte, est de ne pas tout dire. C’est de laisser beaucoup de choses hors champ, beaucoup de blancs, beaucoup d’interprétations possibles. Je pense que c’est ce que peut apporter les séries aujourd’hui : être moins univoque, moins mâcher le travail des spectateurs et laisser plus de place. Et ce, au risque d’être ambigu et qu’il y ait des interprétations divergentes. Au risque qu’il y ait des choses qui ne soient peut-être pas comprises. C’est ce qui fait une série de qualité : la série mûrit encore après avoir été vue.

Le second défi est de se permettre des écarts de genre. Ce n’est parce qu’on est dans un thriller qu’on ne peut pas se permettre des petits décrochages vers la chronique familiale, la comédie, l’aventure. A partir du moment où on sait où on va, il faut se sentir libre. Les auteurs de série comptent sur le fait que vous irez chercher une bière ou surveiller la cuisson de votre repas pendant la série. Quand vous revenez, vous êtes toujours au même endroit. Les séries prennent donc souvent, sauf chez Arte, un tempo très tranquille et une répétition de l’info qui vous garantissent que vous pouvez rater un épisode. Je voulais un spectateur très attentif et actif. Cela suppose de lui faire confiance, de penser qu’il va raccrocher les wagons, même assez lointains. Mais c’est aussi un plaisir de spectateur, différent et moins tranquille. »

7 – Apprentie criminologue

Clotilde Hesme, qui incarne Rebecca, rêvait, petite, de devenir criminologue. Elle estime qu’avec Rebecca, elle a été servie. « J’ai aimé la complexité de ce personnage. Rebecca est médecin. Elle semble consacrer une grande énergie à soigner les autres, mais en réalité, c’est elle qui souffre de la plus grosse pathologie – en l’occurrence, un trouble de la personnalité limite, issu d’un trauma d’enfance qu’elle ne parvient pas à dépasser. Elle est guidée par un désir obsessionnel de réparation, qui l’empêche de percevoir les conséquences de ses actes. Le diagnostic est sévère ! Et la trajectoire du personnage est forcément monstrueuse car elle échappe aux principes de la morale.

Cependant, une fois cela posé, il nous a semblé important, avec Mathias Gokalp, de ne pas l’aborder comme un être implacable et démoniaque. Cette femme est faite de chair et d’émotions. Elle navigue à vue, ne calcule pas tout, quitte à se mettre elle-même en danger avec ses mensonges. Car en réalité, elle ne ment pas : de son point de vue, elle est dans la vérité à chaque instant. Cette sincérité constamment borderline était à la fois passionnante et très amusante à jouer. »

8 – La moustache de Jérémie Renier

Le look de Romain, incarné par Jérémie Renier, a été savamment créé par Mathias Gokalp. « Je pense que Jérémie est l’icône d’une nouvelle virilité possible. C’est important de proposer des figures masculines et féminines qui ne répondent pas aux schémas anciens. Je tiens à cette scène où Romain dit que Rebecca gagne plus d’argent que lui, car c’est rare dans les séries qu’une femme gagne plus d’argent que son mari. Et c’est aussi rare dans la vie. Mais il était très clair pour nous que, dès le départ, Rebecca était forte et Romain était fragile. Cependant, je pense que la faiblesse et la fragilité dans la virilité est une chose positive. C’est une composante de l’identité qui est forte et juste et qui permet à leur couple d’exister. On a travaillé sur l’inversion de ces stéréotypes, même dans les scènes d’amour.

La moustache est un signe un peu désuet de la virilité mais aujourd’hui, les jeunes hommes, qui ne sont plus dans une vieille idée machiste, portent la moustache. Le costume montre à quel point, Romain est entré difficilement dans sa vie professionnelle. Il a endossé un costume sans savoir qui il était. Il a rencontré une femme, fait un enfant, trouvé un boulot mais il ne sait toujours pas qui il est. Et il a plein de raisons de ne pas savoir qui il est. Son costume de vendeur dit ça. »

9 – Le poids de l’amour

Clotilde Hesme aime les rôles physiques mais ne pensait pas que celui de Rebecca le serait autant, surtout quand il a fallu qu’elle porte Jérémie Renier, dont le personnage s’évanouit quatre ou cinq fois. « Si les rôles et certains stéréotypes sont inversés, je n’ai pas le physique et Jérémie est costaud. Certaines femmes sont moins fortes que d’autres. J’ai recroisé Jérémie dans la rue quelques mois après le tournage et il avait perdu énormément de poids pour un rôle – il en a regagné depuis. Je lui ai dit qu’il aurait dû faire ce poids-là à l’époque car alors je ne me serai pas cassé le dos. »

10 – La dernière sera la première

Dans Amour fou, la scène la plus belle pour Mathias Gokalp est celle où, dans le premier épisode, Rebecca annonce à Romain qu’elle est enceinte. Pour des hasards de plan de travail, c’est en fait la toute dernière scène que Clotilde Hesme et Jérémie Renier ont joué ensemble. « Quand je la vois, je sens que ce sont deux acteurs qui se disent au revoir, précise le réalisateur. Elle porte beaucoup plus que d’autres scènes à cause de cela. »

Crédit photos : ©Arte