En vrai caméléon, Bryan Cranston disparaît littéralement dans la peau de Dalton Trumbo, le célèbre scénariste blacklisté pendant 13 ans par Hollywood pour son adhésion au parti communiste et son refus de dénoncer ses amis. Ce rôle lui a valu une nomination à l’Oscar du meilleur acteur. Il en ferait presque oublier Walter White. Presque.

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Que pensez-vous de cette histoire des Dix d’Hollywood dont Dalton Trumbo faisait partie dans les années 1940 et 1950 et de cette chasse aux sorcières de la Commission sur les activités antiaméricaine parmi les talents d’Hollywood ?

Je suis ravi de la voir exposée au monde. C’est une des nombreuses histoires qui a entaché l’Amérique. Je pense que c’est sain d’utiliser notre droit à la liberté d’expression pour raconter les périodes de privation de cette même liberté d’expression que l’histoire de l’Amérique a connues. C’est ironique. Cela montre aussi que nous vivons aujourd’hui dans une société libre. A l’époque, il régnait une telle peur. Elle guidait des gens de pouvoir, elle minait des citoyens. Des vies innocentes ont été ruinées. Les Dix d’Hollywood n’étaient pas les seuls à subir les privations ou à aller en prison : des enfants ont été brutalisés à l’école, des amitiés de longue date ont été détruites, des mariages ont été brisés, des maisons ont été perdues. A cette période, la peur était la plus forte.

Bryan Cranston alias Dalton Trumbo

Bryan Cranston alias Dalton Trumbo

Qu’auriez-vous fait si vous aviez été placé dans la situation de Dalton Trumbo ?

C’est une position difficile. S’il n’y avait eu que la première question, « Avez-vous été ou êtes-vous membre du parti communiste ? », j’aurais probablement menti et répondu non. Ou j’aurais répondu oui mais que j’étais jeune et stupide à l’époque et que j’y avais finalement renoncé. Si cela n’avait été que cela, cela voulait alors dire pas de prison, la possibilité de continuer à travailler, de subvenir aux besoins de ma famille et d’assumer mes responsabilités de père et mari. Mais cela ne s’arrêtait pas là, la Commission sur les activités antiaméricaine ne se contentait pas que quelqu’un se décharge de cette accusation. La deuxième question était « Qui d’autre ? Donnez-nous des noms ! » Ce n’était plus la même chose. Chaque nom que vous donniez vous faisait condamner d’autres personnes. Vous les mettiez dans une position qui les menait à l’oppression, à la privation, à la persécution. Et c’est abject. Le choix était donc : « Vous allez en prison ou vous donnez des noms. » Pour Trumbo, il s’agissait d’un an de prison mais il n’a pas pu travailler sous son vrai nom pendant 13 ans par la suite. Et il ne savait pas au cours de cette treizième année si cela allait continuer ou non. Kirk Douglas et Otto Preminger ont réussi à y mettre fin mais il ne savait pas encore cela. Il se demandait ce qu’il ferait pour le reste de sa vie. Il savait qu’il devrait se cacher et écrire en secret. Tout cela parce que la peur était la plus forte.

Pourquoi selon vous n’y avait-il pas plus de gens comme Kirk Douglas et Otto Preminger et surtout plus tôt ? La peur ?

La peur. Comme vous le voyez dans le film, les producteurs, les dirigeants des studios agissaient de connivence. Ils n’engageaient pas de communistes, ils rompaient les contrats avec les communistes connus. Ils avaient peur. Même les syndicats ont plié. Ils ne soutenaient pas leurs hommes. Sans soutien, vous les ennuis arrivaient. La peur était la plus forte. C’était comme cela. Nous étions témoins de l’emprise d’un gouvernement dont le pouvoir excédait l’autorité.

© Colm O'Molloy pour The Boston Globe via Getty Images

© Colm O’Molloy pour The Boston Globe via Getty Images

Pensez-vous qu’ils avaient plus peur du gouvernement ou de la presse ? Le film montre le pouvoir de la journaliste Hedda Hooper.

Oui, elle avait un pouvoir immense. Je pense qu’ils avaient peur des deux. En un sens, ils étaient confrontés à deux ennemis. Aujourd’hui, il y a trop de journalistes, il y a des bloggeurs et tout le monde peut poster une photo. Tout est instantané. Il est impossible de garder un secret. Tout est dévoilé comme cela (il claque des doigts). Les gens veulent tout de suite connaître les infos. Presqu’à l’excès. C’est écrasant. Mais c’est le monde dans lequel nous vivons. Regardez à l’époque de Trumbo. Les présidents des Etats-Unis pendant cette période, et même avant et après, trompaient leur femme tout le temps. La presse ne disait mot. Aujourd’hui ? Tout de suite, l’info est révélée. D’une certaine façon, c’est bénéfique. Peut-être que la transparence aide les gens à être plus honnêtes. D’une certaine façon. J’essaye de voir les bons côtés des choses. (Rires)

Apprenons-nous vraiment de l’histoire ou l’histoire ne nous enseigne-t-elle rien ?

Nous apprenons de l’histoire mais nous avons la mémoire courte. Et les générations changent. La génération qui nous a donné la Première Guerre mondiale était-elle la même que celle qui nous a donné la Deuxième Guerre mondiale ? Nous oublions. Peut-être que des films comme Dalton Trumbo, qui divertissent mais ont aussi un message, peuvent rappeler aux gens, surtout à la jeune génération, que les libertés civiles ne sont pas à prendre à la légère. Ou pour acquises. Elles peuvent nous être retirées. Piétinées. Nous devons être vigilant. Nous devons être sûr que les citoyens d’une société libre maintiennent ces droits.

Les deux complices de Breaking Bad, Aaron Paul et Bryan Cranston © Alexei Hay pour EW

Les deux complices de Breaking Bad, Aaron Paul et Bryan Cranston © Alexei Hay pour EW

Mais quand vous regardez la Déclaration des droits de votre constitution, le 1er amendement défend, entre autres, la liberté d’expression et de culte. Mais le 2ème amendement défend le droit de porter une arme. Pouvez-vous défendre ces deux amendements de la même façon avec toute la violence liée aux armes dans votre pays ?

Je pense personnellement que c’est un avilissement de l’intention originelle du 2ème amendement. Quand cet amendement a été voté, il n’y avait pas d’armée. A l’époque, les hommes devaient être prêts rapidement pour former une milice, pour défendre le pays. Pour cela, il fallait des gens armés. Maintenant, c’est dépassé. Mais tous ceux qui croient fermement à cet amendement ne veulent pas le voir changer. Alors que c’est tout l’intérêt d’un amendement, qu’il puisse changer quand il est dépassé ou qu’il est devenu inutile. Malheureusement, il y a trop d’argent en jeu et la National Rifle Association [une association qui défend le port d’armes, NDLR] a trop d’influence. L’Amérique a toujours été une société très violente. C’est si tragique. (Il soupire) Et si honteux. Mais encore une fois, j’essaye d’être optimiste. Peut-être qu’un jour cela va changer, que nous aurons un éclair de lucidité au point de nous demander ce que nous faisons, si nous voulons être ce genre de personnes. Notre comportement reflète notre personnalité et nous méritons la mort et la destruction que nous entretenons. C’est malheureux. Mais il y a beaucoup de gens qui veulent que cela change et c’est une lutte. Comme Trumbo. Il luttait pour les libertés civiles, la sienne et celle des autres, dans le but que cela change. Nous ne pouvons que l’espérer.

Voyez-vous Dalton Trumbo comme un héros ?

Je suppose. Je ne pense pas qu’il se voyait comme tel. Il essayait juste de survivre. Mais d’autres peuvent le voir comme un héros, dire qu’il était une figure héroïque parce qu’il s’est dressé pour la liberté d’expression et les libertés civiles à une époque où elles étaient balayées et piétinées. C’était un résistant. Nous avons besoin de ce genre de personnes. Nous avons besoin de gens prêts à se battre.

Pensez-vous qu’un film peut changer les choses ? C’est ce que le gouvernement prétendait dans les années 1940 : « Ce scénario est subversif. Il hypnotise les Américains. » Le gouvernement semblait donner tant de pouvoir à un scénario de film.

C’est vrai. Je pense qu’un film peut inciter un changement mais pas le créer. Et à condition que les gens pensent que ce que véhicule le film est bénéfique pour eux. Quelque chose pourrait alors en ressortir.

© Mike McGregor / The Guardian

© Mike McGregor pour The Guardian

Les scénaristes ont plus de pouvoir aujourd’hui, notamment à la télévision…

Les scénaristes ont du pouvoir à la télé. Les réalisateurs ont du pouvoir dans les films. Les acteurs ont du pouvoir au théâtre. Le pouvoir est différent à chaque fois.

Avez-vous du pouvoir en tant qu’acteur maintenant que vous êtes une star ?

(Il rit) Oui. (Il réfléchit) Mais c’est la façon dont vous utilisez ce pouvoir qui est important. Etes-vous un exemple pour les autres ou profitez-vous de votre position ? Abusez-vous de votre pouvoir ? On en revient à la Commission des activités anti-américaines. Elle abusait de son pouvoir. Pour moi, avoir du pouvoir ne veut pas dire avoir le droit d’être méchant envers les gens qui travaillent pour moi juste parce que j’ai de l’autorité sur eux. Cela ne veut pas dire que avoir le droit d’être cruel ni insensible ni je ne sais encore quel qualificatif infect.

Avez-vous une voix aujourd’hui en dehors du métier ? Une voix sociale ou politique ?

Oui. Je travaille avec le National and International Center for Missing and Exploited Children. Il est en charge de retrouver les enfants disparus ou enlevés mais aussi de lutter contre la pédophilie en ligne. Je suis quelqu’un de très libéral mais nous vivons aussi dans un Etat et un monde de lois qui existent pour nous permettre de vivre ensemble. Et s’il y a un sujet pour lequel je ne fais aucun compromis, c’est la façon de traiter les enfants dans une société. C’est terrible, épouvantable de voir comment des êtres humains peuvent traiter d’autres êtres humains. Mais, il y a de l’espoir. (Il sourit) Et cet espoir est une bonne chose.