Ce 19 janvier 2020, Tippi Hedren fête ses 90 ans. Sa carrière est liée à celle d’Alfred Hitchcock. Il l’a remarquée, lui a donné ses deux seuls grands rôles et lui a rendu la vie impossible. Elle l’a repoussé et l’aurait dégoûté des blondes et, plus grave, du cinéma. L’actrice a été son ultime découverte. Elle en a payé le prix.

Tippi Hedren © Bettmann

Nathalie Hedren est née le 19 janvier 1930 dans le Minnesota. Elle a hérité ses cheveux blonds et sa beauté froide, voire glaciale, de ses origines scandinaves (un père suédois et une mère mi-allemande mi-norvégienne). Enfant, elle aurait voulu être une étoile du patinage artistique mais ses parents n’avaient pas les moyens de payer ni les cours ni l’équipement. Elle est devenue mannequin, s’est exilée à New York et a adopté son surnom Tippi, de ‘tupsa’, petite fille en suédois.

Un studio l’a remarquée et lui a proposé un contrat d’actrice qu’elle a refusé. « Je ne voulais pas risquer ma carrière de mannequin qui marchait très fort à l’époque, » explique-t-elle. Cependant,  quand le réalisateur Alfred Hitchcock la découvre dans une pub, en 1962, elle sait qu’elle n’a plus rien à attendre de cette carrière. « Je venais d’emménager à Los Angeles pour voir ma fille [Mélanie Griffith, ndlr] grandir dans une maison avec un jardin, obtenir de meilleurs engagements et faire de la télé. J’ai été mannequin pendant 10 ans, c’est plus que je ne pouvais espérer. ‘Hitch’ est arrivé au bon moment. »

L’enfer commence

Alfred Hitchcock et Tippi Hedren © Alfred J. Hitchcock Productions

Tippi passe trois jours d’essais. Elle répète les rôles de Joan Fontaine dans Rebecca, d’Ingrid Bergman dans Les enchaînés et de Grace Kelly dans La main au collet et se sort haut la main de quelques scènes improvisées. A la demande d’Alfred Hitchcock, l’acteur Martin Balsam, qui lui donne la réplique, la pousse dans ses derniers retranchements. Les questions se font insidieuses et les remarques quasi salaces. Tippi ne se laisse pas démonter et lance même : « Je me sens très garce dans cette robe noire ! » Elle est superbe, arrogante et sûre d’elle. Martin Balsam est sous le charme. Elle le sait. Elle en profite avec volupté. Ils flirtent allègrement. Elle prend le dessus. Il se laisse piéger avec délice. Ils sont plus vrais que nature. Alfred Hitchcock, voyeur, jubile.

Le réalisateur lui offre un contrat de sept ans et le rôle principal des Oiseaux. Il la fait participer à tous les stades de la préparation du film et lui apprend tout du métier. « Il était mon metteur en scène et mon professeur d’art dramatique, reconnaît Tippi. Il m’a donné une éducation cinématographique qu’autrement j’aurais mis 15 ans à acquérir ». Modeste.

Les Oiseaux s’avère un tournage éprouvant pour Tippi. Mais elle tient le coup. Selon Alfred Hitchcock, « elle est d’un tempérament vif, très ouvert et a beaucoup d’humour. Elle est toujours de bonne humeur, pertinente ». La scène où elle est prise au piège dans le grenier, assaillie de volatiles enragés, lui fera perdre son sourire mutin et quelques illusions sur la compassion du « maître ». Pendant cinq jours, les accessoiristes lui jettent des corbeaux et des mouettes aux visages. Des oiseaux sont aussi attachés à sa robe avec du fil de nylon pour qu’ils ne se sauvent pas. « Le dernier jour, raconte Tippi, l’un d’eux m’a blessée juste sous l’œil. Je me suis assise au milieu de la pièce et j’ai pleuré de fatigue. »

Harcèlement moral

© Alfred J. Hitchcock Productions

L’obsession d’Alfred Hitchcock pour ce qu’il estime être sa création se fait ainsi jour au cours du tournage. Il vient d’apprendre que Grace Kelly ne jouera pas dans son prochain projet, Pas de printemps pour Marnie, et reporte donc toute son attention sur Tippi. Il enjolive son surnom avec de simples guillemets. Tippi devient « Tippi ». Il la fait surveiller en dehors du plateau et lui dit comment s’habiller, quoi manger, qui fréquenter. Il joue les Pygmalion de mauvais aloi. Une situation qui ressemble étrangement au scénario de Sueurs froides.

A un journaliste anglais qui doute du talent de la comédienne, Hitchcock répond : « Ses réactions étaient subtiles, c’est ce qui m’a plu en elle. Elle n’avait jamais joué auparavant, elle n’avait donc rien à désapprendre. J’ai contrôlé chaque expression de son visage. Je ne lui permettais de faire que ce que j’avais décidé. » Elle obtiendra le Golden Globe de la meilleure révélation féminine.

Tippi encaisse tout sans broncher. Même la petite poupée à son effigie qu’Alfred Hitchcock lui envoie dans un minuscule cercueil. « ‘Hitch’ aime les blagues, » préfère-t-elle dire. Elle pense à sa carrière, à ce qu’Hitchcock peut lui apporter. Elle y croit.

Enfin la rébellion

Puis vient Marnie. Beaucoup voient dans ce film un témoignage de l’obsession d’Alfred Hitchcock pour son actrice : les gros plans, l’homme qui domine et manipule la femme, le viol. La fiction devient réalité. « Melanie [l’héroïne des Oiseaux, ndlr] fuyait une situation horrifique et Marnie fuyait le souvenir de son enfance. Moi, je fuyais les avances d’’Hitch’ », observe l’actrice avec lucidité.

Tippi Hedren et Alfred Hitchcock ©
Willi Schneider Rex

Le réalisateur la compare à « un volcan endormi. On sait qu’un jour il va entrer en éruption. » Il ne tardera pas à le constater. Il la poursuit de ses assiduités mais elle se rebelle. Le clash intervient pendant le tournage. Selon certains, elle a demandé des jours de congés qu’il a refusés prétextant qu’un éloignement du plateau lui ferait perdre sa concentration. D’autres expliquent qu’il lui a proposé d’être sa maîtresse, qu’elle l’a repoussé et qu’il a alors menacé de ruiner sa carrière. D’après Alfred Hitchcock, « elle a fait ce que personne n’a le droit de faire : elle a fait allusion à mon poids ». Elle l’a traité d’un nom de « gros » oiseau. Ils ne se parleront plus que par personnes interposées jusqu’à la fin du tournage.

A partir de ce moment, le réalisateur se serait désintéressé de son film. Pour François Truffaut, « Hitchcock n’a plus été le même homme après Marnie. Il avait perdu une bonne part de confiance en lui à cause de sa relation professionnelle et privée avec Tippi Hedren. »

« Il n’a jamais été question de retravailler ensemble, affirme Tippi. C’était une rupture définitive qui venait de moi. J’en suis entièrement responsable. » Après un silence et avec un sourire franc, elle ajoute : « Non. Ce n’est pas moi. C’est lui. » Le mal est fait. De part et d’autre. « Il n’a pas rompu mon contrat, reprend Tippi. Il a payé mon salaire chaque semaine pendant environ deux ans. J’étais très demandée. Mais à chaque fois, on répondait que je n’étais pas disponible. »

Elle a pourtant tourné deux films : Satan’s Harvest, qui lui fait découvrir la faune africaine, et La comtesse de Hong Kong, le dernier film de Charlie Chaplin. Elle y interprète une femme trompée, celle de Marlon Brando. Par la suite, elle dénonce le contrat qui la lie à Alfred Hitchcock. Et elle disparaît de l’affiche.

Le prix à payer

© Universal Pictures

Après deux rôles principaux dans des films du « maître », tout la destinait à faire fondre les plus grands réalisateurs avec sa moue hautaine et son regard impertinent. Il n’en est rien. Au contraire. Elle est consciente qu’elle reste et restera l’actrice blonde d’Alfred Hitchcock. Elue pour son physique, pas pour un quelconque talent auquel personne n’a jamais vraiment voulu croire. Elle se contente donc de rôles sans saveur dans des films inconnus ou presque, dans d’insignifiants téléfilms et dans des séries qui ne cherchent qu’un nom célèbre. « J’aurais souhaité de meilleurs rôles, regrette-t-elle. J’aurais pu faire plus de films. J’aurais dû faire plus de films. Mais je regardais les projets en leur entier et j’en déclinais beaucoup parce que je ne voulais simplement pas y être associée. J’aime les films qui apportent un plus à notre vie, et non qui cherchent à la détruire. »

L’ombre d’Alfred Hitchcock ne cessera de planer sur la carrière de Tippi. Elle ne réapparaît au devant de la scène qu’à l’occasion d’hommages ou de documentaires sur le réalisateur. Elle le cherche peut-être aussi. En 1994, elle tourne Les oiseaux II, un téléfilm signé d’un commode Alan Smithee, un pseudonyme utilisé par un réalisateur qui ne veut finalement pas voir son nom associé à son film. Alfred Hitchcock a dû mourir une seconde fois. De rire. Elle y interprète une épicière qui a l’intuition d’une catastrophe imminente. Veut-elle exorciser un vieux démon ? Non. « Je l’ai fait pour la nostalgie d’une belle page de ma vie, déclare-t-elle à l’époque. Et parce que j’aime travailler et qu’il me faut beaucoup d’argent pour protéger mes lions. »

Seconde vie

© Bill Dow

Ses lions ? Des fauves abandonnées et maltraités qu’elle recueille depuis les années 1970 dans sa réserve, Shambala, en Californie. C’est sa belle raison de vivre. En 1981, elle en a même fait un film, Roar, réalisé par son deuxième mari, Noel Marshall, heureux producteur de L’exorciste. L’aventure a pris cinq ans, coûté 17 millions de dollars et en a rapporté deux, reversés à sa fondation. Elle est surnommée la Brigitte Bardot américaine. Aujourd’hui encore, elle prend soin d’une douzaine de lions et de tigres.

Tippi est sortie de sa réserve, au sens propre comme au figuré, en 1999 pour le centenaire de la naissance d’Alfred Hitchcock et la reprise des Oiseaux. Elle affirme être heureuse et n’avoir aucune rancune. Pour le prouver, elle porte toujours la broche d’or et de perles qu’il lui a offerte en 1962 : trois oiseaux en plein vol. On aimerait la croire mais quand on évoque sa carrière, son regard se couvre d’un voile de tristesse. Elle préfère d’ailleurs éluder les questions devenues embarrassantes sur son passé et s’enflammer sur son avenir.

Dans les années 2000, elle accepte régulièrement des apparitions ou des petits rôles dans des films et des séries. Elle prend plaisir à jouer mais ces projets sont finalement peu remarquables. En 2016, elle publie ses mémoires, Tippi : A Memoir. Elle dit alors : « Il était temps que j’arrête de laisser les autres raconter mon histoire et que je le fasse moi-même ». Mieux vaut tard que jamais.