Avec Gangs of Taïwan, Keff signe son premier long métrage. Ce scénariste, réalisateur et musicien taïwanais-américain a obtenu une bourse du Spike Lee Film Fellowship pour son premier court métrage, Secret Lives of Asians at Night (2019), prix du jury du meilleur film asio-américain de la Directors Guild of America. Il a ensuite réalisé Taipei Suicide Story (2020), son deuxième court métrage – et film de fin d’études de cinéma à l’université de new york – présenté en première mondiale au Festival de Cannes 2024 (Cinéfondation) et grand prix du jury (fiction narrative) au Festival de Slamdance. Gangs of Taïwan raconte la double vie, à Taïwan, d’un jeune homme mutique d’une vingtaine d’années, employé dans un restaurant familial le jour et racketteur pour la mafia locale la nuit. Voici trois choses à savoir sur ce film qui sort en salles ce 30 août.

Liu Wei-Chen

Keff, un réalisateur taïwanais-américain ayant grandi à Hong Kong

Keff

Keff : Je suis né à Singapour. Nous avons déménagé à Taipei, à Taïwan, et j’ai passé mon enfance à Hong Kong. Lorsque j’avais 10 ans, nous nous sommes installés aux États-Unis. Mes parents sont nés à Taïwan, où ils ont grandi, bien que ma mère soit à moitié coréenne et que nous ayons des origines chinoises. J’ai grandi dans une famille aux valeurs et à la culture taïwanaises. Je me suis toujours senti taïwanais. En 2019, entre mes envies personnelles et mon effarement face à la situation des minorités aux États-Unis, je suis rentré à Taïwan pour prendre un nouveau départ et redécouvrir mon pays natal.

C’était au moment même où les manifestations à Hong Kong commençaient à s’intensifier. C’était un contexte étrange pour me replonger dans mon pays natal et commencer à m’y réadapter. La plupart de mes premières impressions et observations de Taïwan sont intimement liées à mes souvenirs de cet été-là et au mouvement de contestation que, en tant qu’ancien habitant de Hong-Kong, j’ai suivi attentivement.

Pendant l’année qui a suivi, j’ai sillonné l’île. J’étais attentif à ce que des centaines de Taïwanais me racontaient sur leur parcours. Je me suis intéressé en particulier aux récits des jeunes de ma génération. Ils m’ont confié leurs espoirs, leurs rêves, leurs craintes, leur désespoir. J’ai soudain eu le sentiment qu’il y avait une forme d’urgence à raconter leurs parcours avec sincérité. À partir de leurs nombreux témoignages, une histoire qui m’était propre, produit de leurs trajectoires collectives, a commencé à se dessiner.

Cependant, une question lancinante continuait à me hanter. Pourquoi n’y avait-il pas davantage de Taïwanais intéressés par ce qui se passait à Hong Kong ? À mes yeux, c’était inexplicable et inexcusable, d’autant qu’on voyait des banderoles parmi les manifestants qui disaient : « Hier, le Tibet, aujourd’hui Hong Kong, demain Taïwan ». Au bout du compte, tout au long de ma quête de réponses, j’ai sondé l’âme de Taïwan. J’ai fait des découvertes sur notre île, mais également d’autres, plus larges, qui ont suscité des questions plus universelles sur le pouvoir, l’exploitation, les valeurs morales et la nature humaine.

Un film de gangsters politique et social

Liu Wei-Chen et Yu An-Shun

Keff : Le film de gangsters possède un côté très punk et rebelle dans ses excès, son mauvais goût assumé et son anticonformisme qui trouve un fort écho en moi. Je bouscule souvent le statu quo et j’aime provoquer le spectateur dans mon travail. C’est donc très agréable pour moi d’emprunter les codes du genre. Surtout quand je cherche à exprimer certaines émotions et certaines idées d’une manière incisive.

Je m’intéressais au parcours de personnages en colère, ostracisés, à une jeunesse perdue qui cherche sa place dans le monde. C’est un sentiment que je connais parfaitement. Par conséquent, quand je me suis attelé à Gangs of Taïwan, je me suis tout de suite dit que je voulais restituer ce sentiment. Le passage par le film de gangsters me permettait de mettre en exergue l’énergie électrisante de cette jeunesse. Elle vit à toute allure, elle fait preuve de témérité et de narcissisme candide. Ce genre me permettait aussi d’orchestrer un contraste saisissant entre la vie de Zhong-Han (incarné par Liu Wei-Chen) le jour et sa vie la nuit. Du coup, le film de gangsters s’est imposé comme le registre parfait pour cette histoire.

Toutefois, je souhaitais que mon long métrage comporte plusieurs dimensions dont le spectateur puisse s’emparer librement. Je suis persuadé que certains seront plus sensibles à l’intrigue et au genre. Ils y verront un film de gangsters ou une histoire d’amour initiatique. Ceux qui sont curieux et plus réceptifs aux thèmes plus profonds qui s’en dégagent y verront toutes sortes de messages cachés et d’enjeux complexes, mais aussi quelques pistes de réflexion pouvant être difficiles à accepter.

Un personnage principal mutique

Liu Wei-Chen

Keff : Étant donné que je cherchais à rendre compte de l’identité taïwanaise, il me fallait un personnage principal qui puisse incarner une génération dans un pays qui ne peut parler en son nom propre. On refuse constamment à Taïwan le droit d’être représenté dans les instances internationales. Pendant la pandémie, nous n’étions même pas autorisés à participer aux réunions de l’Organisation mondiale de la santé. Nous avions pourtant une expertise précieuse et avérée en matière de lutte contre la Covid. Nous aurions pu en faire bénéficier le reste du monde. Sur la scène internationale, on ne nous donne pas souvent la parole. C’est notre jeunesse, affectée par d’importantes inégalités socio-économiques et par les incertitudes de l’avenir, qui le ressent le plus durement.

Dans le même temps, je ne voulais pas réduire Zhong-Han à une simple métaphore. Je crois qu’il était essentiel que, dans sa situation, il défende sa dignité en toutes circonstances. En écrivant le scénario, je me suis entretenu avec des personnes mutiques. Je leur posais systématiquement la même question : « Si je tourne un film autour d’un personnage mutique, comment souhaiteriez-vous qu’il soit perçu ? ». Et on me répondait toujours : « Vous ne pourriez pas en faire tout simplement quelqu’un de normal ? ». C’est ce qu’on a fait.

Crédit photos : © Tandem Films