C’est l’histoire d’une main coupée qui cherche le reste de son corps. Un personnage qui a cinq doigts mais qui n’a ni yeux, ni bouche, ni visage. Et pourtant, il génère une grande empathie chez le spectateur. C’est aussi l’histoire d’amour entre un garçon désemparé et une fille pleine de vie. Leur aventure romantique est drôle et émouvante. J’ai perdu mon corps, le film d’animation pour adultes et adolescents de Jérémy Clapin, sort en salles ce 6 novembre.

Une odyssée de huit ans

En 2011, le producteur Marc du Pontavice (Gainsbourg, vie héroïque) achète les droits de Happy Hand, le roman de Guillaume Laurant – aussi scénariste de films et notamment du Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet. Il lui faudra huit ans afin de porter l’histoire de J’ai perdu mon corps sur grand écran. Il a, en effet, dû surmonter les obstacles qui se sont dressés sur sa route avec ce sujet qui effraie (une main tranchée), qui mêle audacieusement les genres (thriller, comédie, romance) et qui s’ancre dans le quotidien et l’intime (ce qui est rare pour un film d’animation occidental).

Jérémy Clapin, le réalisateur

Le jeune cinéaste a étudié l’animation et l’illustration à l’Ecole des arts décoratifs de Paris. Il est sorti diplômé en 1999. Il a réalisé son premier court métrage, Une histoire vertébrale, en 2004. Quatre ans plus tard, son Skhizen raconte l’histoire d’un homme frappé par une météorite et qui se retrouve décalé à 91 cm de son corps physique, devenu invisible. Ce court métrage a obtenu plus de 90 prix en festivals et reçu une nomination aux César. Parallèlement à ses activités dans la publicité, Jérémy Clapin a signé en 2012 un nouveau film court, Palmipedarium. J’ai perdu mon corps est son premier long métrage – qui lui a permis d’entrer, cette année, dans le Top 10 des animateurs à suivre de Variety.

Une libre adaptation

Jérémy Clapin et Guillaume Laurant ont commencé par écrire à quatre mains le scénario de J’ai perdu mon corps. Jérémy a rapidement pensé qu’il respectait un peu trop le récit du roman au détriment du projet d’animation. Encouragé par Guillaume et Marc du Pontavice à s’approprier davantage l’histoire, il a retravaillé seul le script. Il a tout repensé et tout réinventé. Pour lui, la gestion du point de vue de la main était l’élément inédit le plus fort et le plus intéressant à mettre en scène. Tout le récit et les personnages devaient s’articuler autour de ce membre esseulé. Le film J’ai perdu mon corps est alors devenu très différent du roman Happy Hand.

Le mariage de la 2D et de la 3D

Les personnages et les décors ont été modélisés en 3D, puis animés. Le tout a été ensuite retracé, corrigé et amélioré par des artistes, des décorateurs et des animateurs 2D. « Je voulais éviter à tout prix ‘d’esthétiser’ le film, explique Jérémy Clapin. La beauté des graphismes, le pouvoir de séduction des images cachent souvent une faiblesse du propos. Pour moi la beauté d’un univers, ce n’est pas sa beauté plastique mais c’est la force et la véracité qu’il dégage. Je voulais quelque chose de brut, qui ne soit pas lisse ni convenu comme bon nombre de productions actuelles. Je voulais des accidents, de la matière, quelque chose de rugueux et de pictural. Ce film, ce n’est pas que du dessin. C’est aussi de la photo, de la lumière, de la profondeur de champ, des perspectives et des caméras étonnantes. J’ai donc opté pour des techniques mixtes, en utilisant les avantages de la 2D et de la 3D. Au final, c’est un univers à mi-chemin entre le dessin et le cinéma. »

La foi dans les animateurs

Pendant cinq jours, Jérémy Clapin a enregistré les voix des acteurs tout en les filmant afin d’obtenir des références visuelles de leurs gestes. Il a conservé les propositions qui lui semblaient les plus pertinentes, qu’il a données aux animateurs. Pour les situations qui lui manquaient, il s’est reposé sur l’inventivité et la créativité des artistes. Il leur décrivait ses intentions de jeu, souvent en se filmant lui-même, puis leur laissait le soin d’animer les modèles 3D des personnages.

Jeu de mains, jeu de malins

Dans le roman, la main est la narratrice de sa propre histoire et elle prend la parole. Jérémy Clapin a essayé de garder ce concept. Il a même inclus une voix off dans les premières versions du script. « Petit à petit, il est devenu clair que c’était une faiblesse, avoue le réalisateur. La main ne pouvait pas être à la fois la narratrice du récit et se trouver au cœur de l’action à l’image, dans les péripéties qu’elle vivait. Comme cela nuisait au film, nous avons éliminé tous les dialogues de la main, puis renforcé ce monde sans mot. » Les séquences pendant lesquelles on suit la main – que l’équipe a surnommée Rosalie – sont donc racontées sans dialogues. L’attention du spectateur se focalise ainsi sur les obstacles qu’elle franchit et les dangers qui la menacent.

De même, la main se souvient du passé uniquement par le biais des sensations tactiles, ce qui a permis de créer des moments très forts et très émouvants. « J’ai tenté d’imaginer comment une main pouvait se rappeler de sa vie, précise le cinéaste. Je me suis demandé quels étaient ses fragments de souvenirs. J’ai voulu que les cadrages soient toujours à la hauteur d’une main. Les visages sont aussi souvent morcelés pour suggérer qu’elle ne voit pas le monde de la même manière. Tout est relié à des anecdotes et à des sensations tactiles. Je crois que c’est tout cela qui apporte de l’originalité et de la force à ces séquences. »

Du son pour se connecter au monde

Jérémy Clapin utilise le son afin d’établir des connexions entre la sensibilité de la main et celle de son propriétaire, Naoufel. C’est la raison pour laquelle il montre Naoufel, enfant, enregistrant toutes les ambiances de son environnement avec son magnétophone. Le son et ses enregistrements constituent son rapport au monde. À 20 ans, il est devenu un garçon coupé de tout. Sa vie est sans perspectives. Sa rencontre avec Gabrielle – là aussi d’abord sonore, via un interphone – est un déclencheur qui lui donne envie de reprendre le contrôle de son destin. Il se reconnecte au monde en entreprenant cette quête amoureuse. Il réécoute ses cassettes audio qu’il a gardées précieusement et retrouve le plaisir de ces sensations sonores.

Ces enregistrements n’existent pas dans le livre, ni le fil rouge de la mouche, ni l’igloo, ni la grue, ni les livraisons de pizza… Le cinéaste reconnaît qu’il a eu besoin de créer tous ces éléments afin de renforcer le lien des personnages entre eux et leur place dans l’histoire.

Une collaboration inter-studios

L’animation de J’ai perdu mon corps a été préparée et produite dans trois studios différents situés à Paris, à Villeurbanne et sur l’île de la Réunion. Chronologiquement, la préproduction artistique, le storyboard et l’animatique – un brouillon animé de plusieurs séquences – ont été faits chez Xilam, à Paris. L’étape du layout 3D – pendant laquelle on découpe le film plan par plan, on choisit les angles et les mouvements de la caméra et où l’on met les personnages en place dans les décors – a été effectuée toujours chez Xilam mais cette fois dans leur studio de Villeurbanne, près de Lyon. Ces layouts préparatoires de plans ont ensuite été envoyés au studio Gao Shan, situé sur l’île de la Réunion. C’est là qu’ils ont été animés en 3D. Jérémy Clapin s’y est rendu deux fois pour superviser le travail des équipes avec David Nasser, le directeur 3D sur place. Puis, c’est à nouveau le studio Xilam de Villeurbanne qui s’est occupé de réaliser tous les dessins des animations 2D. Enfin, Xilam Paris s’est chargé du compositing qui permet d’obtenir l’image définitive du film.

La musique pour le ressenti intérieur des personnages

Jérémy Clapin souhaitait de la musique électronique pour son long métrage. Il connaissait le compositeur Dan Levy par le biais des albums du groupe The Dø. Mais c’est son assistant-réalisateur Matthieu Garcia qui lui a parlé de son travail pour le cinéma. Dan Levy a reçu le synopsis assez court et deux scènes animées pour passer son audition. Il s’est enfermé pendant deux jours et a commencé à composer. Plutôt que d’écrire des morceaux pour ces deux seules scènes, il a créé les thèmes principaux que l’on retrouve dans le film. Ces vingt minutes de musique ont convaincu Jérémy Clapin.

Dan Levy a ensuite travaillé à partir d’une animatique qui lui permettait d’anticiper 40% de ce que serait le rendu final du film. « Du coup, j’ai dû compenser en créant la musique, remarque le compositeur. Compenser en émotions, en imaginant ces personnages avec leurs visages définitifs. Ces zones d’ombres ont nourri aussi mon inspiration. Dès notre premier rendez-vous de travail, Jérémy m’a dit ‘Surtout ne tombe pas dans le travers de la musique d’animation, et ne fais pas du Mickeymousing’ [quand la musique illustre l’action en collant à l’image, ndlr]. Heureusement qu’il a bien insisté sur cela, car je pense qu’illustrer l’action aurait pu devenir ridicule, surtout quand on voit la main qui marche. »

Crédit photos : © Xilam Animation / Rezo Films